À l'occasion du film tiré de ses Destinées sentimentales, Chardonne s'évade un instant du purgatoire. Les gazettes m'apprennent des choses, moins sur ses livres que sur l'homme. Soulagement : on dit qu'il ne fut pas gravement collabo, juste maladroit et naïf. Mais la gêne dissipée ressurgit ailleurs. Le grand homme était un père indifférent, au point de laisser mourir seul un de ses fils. Au fait, avait-il un cœur ? Lui même soutient qu'il n'a pas connu la passion amoureuse, ni souffert en amour. Jamais malade, quelle infirmité...
Eva, son second livre, est le plus troublant. Le narrateur, un homme on ne peut plus chardonnien, partisan fervent du mariage, décrit le sien sous des couleurs idylliques ; or voilà que lentement, sournoisement, l'extase vire au cauchemar, on devine peu à peu l'épouse crevant de frustration et de haine. Comme si un prêtre, au cours de la messe, peu à peu, insinuait qu'en fait le bon Dieu c'est des blagues. Je n'ai jamais lu le moindre commentaire sur cet auto-reniement, et dans les livres suivants, autant que je sache, tout va rentrer dans l'ordre ; n'empêche qu'on ne peut pas l'effacer, ce bouquin-là, et l'ombre qu'il jette sur les autres, le fossé qu'il entr'ouvre sous eux, les remplit d'un mystère que je n'aurais jamais cru y trouver.
(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°47 en août 2007)