MONTAGNES DOUCES


Cévennes, Margeride, Auvergne, parcourues à pied autrefois, jamais oubliées. Sommets pas bien hauts mais horizons immenses, régions quasi désertes comme si les villes n'existaient pas ou pas encore, on dirait qu'en trente ou quarante ans rien n'a changé, qu'il n'est d'autre temps ici que celui, cyclique, des saisons. En arrivant dans ces lieux perdus on se sent déjà l'âme en paix. Rien qui déchire le ciel, pas de cimes vaniteuses qui se poussent du col pour dominer les voisines, mais des montagnes douces aux longues échines, paisibles comme des troupeaux.

Mes randonnées des années 60 et 70 me reviennent en mémoire, toutes années mélangées. J'aimerais sinon les refaire en entier, une à une, sac au dos, du moins repasser par certains points pour confronter le présent au passé, inscrit dans mes petits carnets de route de jadis. Il est un voyage pourtant que je veux revivre : le tout premier, en juillet 66, de Millau à Mende par le mont Aigoual, le Causse Méjan, le mont Lozère. Un vieil homme de soixante-huit ans marchant cinquante après, en 2016, pendant six jours, dans les pas du jeunot de dix-huit ans.

Pour l'instant nous avons, Carole et moi, une voiture et seulement deux jours devant nous. Et pas question de s'en tenir aux paysages. Dans ces contrées les humains sont rares, mais précieux. Je suis venu pour revoir trois personnes : Pierre Allègre, Clémence Fontanille et Roger Tempère.

Pierre Allègre, je ne l'ai jamais vu : il est mort en 1880. Je ne connais de lui que sa ferme, dans le village de Loubaresse (Cantal). Ce beau petit bâtiment de pierre noire est désormais un musée où l'on a tout reconstitué : les lits clos où l'on dormait assis car seuls les morts s'allongent ; le linge dans les armoires ; le pain maison dans la huche, qu'on cuit encore dans le four du jardin une fois la semaine. Les enfants dormaient à l'étage, à quatre dans le même lit, tête-bêche ; la servante, une petite pauvre de huit ans, sous l'escalier dans un recoin juste assez grand pour un gros chat.

Clémence Fontanille fut la maîtresse d'école du hameau de Signalauze, non loin de là, de 1900 à 1930. Son humble école, fermée faute d'élèves il y a vingt-cinq ans, est devenue la deuxième merveille de l'éco-musée de Margeride. Ainsi qu'à ma première visite, je me suis assis à l'un des vieux pupitres près du poêle pour écouter le guide, une fille du pays, elle-même future institutrice. J'ai copié les leçons affichées aux murs :

L'eau de vie devrait s'appeler l'eau de mort.

Pour éviter la tuberculose ne nettoyez pas à sec, mouillez vos torchons et vos balais.

Surtout ne laissez pas perdre le purin : c'est de l'or liquide.

Clémence eut jusqu'à cinquante élèves et toujours trop peu d'argent pour acheter des fournitures. Voulant enseigner l'histoire naturelle, mais ne pouvant s'offrir un squelette humain, elle attendit que son chat meure, laissa son corps sur une fourmilière, puis rattacha ensemble les os nettoyés par les fourmis. Aujourd'hui encore le chat fantôme est là, sur les rayons entre les livres, et moi je reviendrai sûrement, de loin en loin, rendre visite à Clémence Fontanille, comme on passe voir une vieille grand-mère bien-aimée.

La troisième personne, elle, je l'ai connue voilà trente-cinq ans, plus au nord, en plein Puy-de-Dôme. Roger Tempère, qui m'offrit le gîte et le couvert en 1973, vit toujours dans sa ferme au creux d'un vallon tranquille avec sa femme, sa belle-sœur et ses nombreux chiens. Dans la cuisine sombre, inchangée, le carillon westminster sonne toujours les heures. Ses deux fils, que j'avais vus petits garçons, sont maintenant des hommes mûrs qui travaillent avec leur père en bonne intelligence. L'exploitation, déjà prospère alors, s'est agrandie : dans la longue étable, quatre-vingt vaches, traite ultramoderne. Dans le nouveau hangar, plusieurs tracteurs. Roger Tempère a blanchi, il boite, mais je reconnais aussitôt sa voix, lente, chantante et je comprends vite que l'homme n'a pas changé. Je retrouve ce qui m'avait tant frappé la première fois : gentillesse tranquille, bonheur de vivre. Un paysan qui ne se plaint pas ! Un homme qui semble pleinement heureux ! Parti de rien, il est fier d'avoir réussi, mais n'aime pas «les gros» du coin, même s'il est devenu aussi gros qu'eux. Pour couronner le tout, il n'a pas voté pour notre nouveau maître, qu'il ne porte pas dans son cœur. Pendant trente-cinq ans j'ai pensé à Roger Tempère comme à un exemple, et voilà que cet homme remarquable, loin de me décevoir, me ravit.

Quelque chose tout de même a changé dans ces montagnes. Pas seulement la couleur du viaduc de Garabit, chef-d'œuvre métallique d'Eiffel, petit frère de la Tour joyeusement repeint en rose. La grande nouveauté : l'autoroute nord-sud. Ce pays que je croyais voué à la marche, nous en traversons la moitié sur la nouvelle voie, d'une beauté, d'une fluidité de rêve, sorte de tapis volant routier dont les ponts et les tranchées continuels effacent les reliefs, au point qu'on se demande si le Massif Central existe encore. Une ruse qu'ont trouvé les montagnes afin d'expédier les gêneurs et se garder pour les vieux amis.

Et les éoliennes blanches sur les hauteurs ? Nouvelles, sans doute. Mais si fines, si pures, si naturellement inscrites dans le paysage, que ces filles des moulins d'antan, si utiles sous leurs allures de grandes rêveuses, de brasseuses de vent, paraissent être là depuis toujours.


Un homme heureux.
Roger Tempère chez lui.


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(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°47 en août 2007)