Quand on prédisait l'avenir dans mon enfance, on parlait robots, voyage sur la lune, guérison du cancer, télé en couleurs, mais qui aurait osé imaginer la machine qui me permet ce soir non seulement d'écrire ces lignes et de les donner à lire à tous les vents, mais aussi de recevoir chez moi toutes les femmes de com.com ?
Je tape le sésame et n'ai plus qu'à choisir : des listes se déroulent, ouvrant sur d'autres listes plus précises et en quelques clics voici une dame, ou deux d'un coup. Souriantes, l'air parfois extasié, beaucoup d'entre elles offrent une beauté que rien ne cache, ou si peu : presque toutes sont nues.
Rien ne manque : tous les âges entre dix-huit et soixante-dix huit ans — le plus souvent dix-huit —, toutes les provenances, toutes les variétés de contact intime, tous les instruments de plaisir. (On rencontre même quelques hommes ainsi que des créatures intermédiaires.) Des milliers, des dizaines de milliers d'images. Les listes s'allongent tous les jours. Des femmes, encore des femmes, une corne d'abondance, une caverne aux trésors. Ali Baba peut se rhabiller ; les harems des sultans, des pachas et des cheikhs font pitié. Le voilà enfin, le paradis tel que certains musulmans l'imaginent !
À cela près que tout ici, à commencer par la langue, est américain...
Américain, autant dire excessif. Il y en a trop. On s'y perd. Au hasard d'un clic, on débouche dans un autre site avec ses propres listes où chaque ligne pourrait ouvrir sur un autre site où d'autres listes ouvriront sur d'autres sites et ainsi de suite jusqu'à quand ? Notre éblouissement se double d'un vertige, d'une vague angoisse. Et si ce labyrinthe était infini ? Et si ce palais truqué, où l'on erre de fausses pistes en descriptions menteuses, n'était qu'un immense piège ? Un paradis, ça ? Regarde, pauvre naïf ! Vois toutes ces scènes écœurantes, la plupart si tristement mises en scène. Vois ces malheureuses forcées de vendre leur corps. Consentantes, crois-tu ? Des victimes ! Des esclaves ! Au mieux, des complices de trafics immondes ! Promises à d'horribles vieillesses ! Un paradis ? Non ! un enfer !
D'autres voix : Tiens, v'là les ligues de vertu ! Les éternels pisse-froid ! Défense de la Femme mon cul ! Ce sont eux, il y a plus d'un siècle, qui voulaient châtrer les romans de Zola dont les scènes légères les choquaient, tandis que les souffrances des femmes dans les mines de charbon de Germinal ne leur faisaient chaud ni froid ; ce sont eux qui portent aujourd'hui, comme nous tous, des fringues sorties des mains d'esclaves du Tiers monde, qu'en toute logique avec eux-mêmes ils devraient jeter loin d'eux ! On les verrait à poil dans les rues !
Tandis que mes voix s'invectivent, j'erre dans le château ambigu sans savoir s'il est le paradis ou l'enfer, lesquels après tout sont peut-être contigus, ou carrément le même lieu — question de dosage, ou d'éclairage, et qu'importe, me dis-je, étonné que cette pensée sacrilège ne m'emplisse pas de honte, serais-je devenu moralement infirme ? Mes braillardes ne sont plus qu'un bourdonnement, tant m'absorbent les courbes des corps et leurs plus infimes détails. Une femme à poil, pour nos enfants, n'est sans doute guère davantage qu'un spectacle plus ou moins excitant ; mais pour nous autres, nés dans un après-guerre pudibond, ce spectacle-là était chose interdite, impensable, et voilà pourquoi, aujourd'hui, la vision d'un corps nu reste pour moi un petit miracle, et la dénudation toute une cérémonie.
Le jour où j'ai dit à ma mère, tout gamin, que j'avais envie de regarder la petite fente des filles, elle a répondu qu'elle ne voyait pas pourquoi, que c'était toujours pareil. Eh bien non, maman, plus on s'approche, plus on compare et plus on découvre que ce n'est jamais la même chose, que ces infimes replis sont pleins de surprises, d'une diversité infinie, que le sujet est plus profond qu'il n'en a l'air et que quiconque se voue à son étude n'est pas loin des botanistes, par exemple, qui comptent les étamines et titillent les pistils. Le Créateur, on le sent, a mis dans ces détails beaucoup de minutie et d'amour, et ses créatures ne sont pas en reste, taillant de mille façons leur buisson secret, que certaines font même disparaître, voulant se montrer plus nues que nues.
On disait aussi, dans mon enfance, que les parties occultes étaient cachées à cause de leur laideur. Sans doute le désir seul peut nous les rendre sublimes, et leur charme varie autant que celui des visages — ni plus ni moins. Naïf, timide, mutin, coquin, selon les femmes, le sourire vertical, moins expressif sans doute que l'horizontal, plus figé dans son être, m'attendrit par cette faiblesse même.
(Suis-je là en train de porter la Femme aux nues ou de la dépouiller de sa dignité ? de la déifier ou de la réifier ? Mon regard sur ces peaux nues est-il chaude lumière ou boue salissante ? Éclairez-moi, mes voix !)
On disait aussi jadis que l'accouplement est ridicule à voir, et je le croyais ; comment le croire encore, alors que certaines situations sordides montrées par com.com, la nullité crasse (à de rares exceptions) de ses photographes ou cinéastes et la maladresse de presque toutes ses filles mimant le plaisir ne parviennent pas à tuer la magie de l'acte ?
Oui, les scènes de com.com ont le plus souvent l'émouvante gaucherie des spectacles de patronage d'antan ou des photos de famille. Sans doute est-ce une ruse de plus pour endormir ma méfiance : je sais bien qu'on m'accueille ici pour me faire les poches, qu'on affiche ces formes généreuses dans un seul but : m'inciter à vider ma bourse. Eh bien non. Pas question de payer pour ça. On a encore sa dignité. Je ne suis pas l'un des fidèles, des initiés, mais un simple observateur qui s'en tient à la devanture. Ce qu'on révèle dans l'arrière-boutique payante, ce serait trop pour moi. Les déceptions perpétuelles de la vitrine, photos immobiles, bouts de films trop courts, c'est cela qu'il me faut. Ces frustrations me comblent, elles me font vivre. Et je ne suis pas seul. Si d'autres hommes errent en même temps que moi dans ces allées — sans l'avouer au dehors, cela va de soi —, ce ne sont pas seulement, comme on pourrait le croire, des solitaires, des disgraciés, des meurt-de-faim. On vient là aussi pour autre chose qui dépasse l'instinct animal. Les rires gras que le sujet inspire cachent souvent une exquise pudeur. Une ferveur. Ces filles elles-mêmes, écoutez-les : tandis que leur bestial partenaire grogne et ahane comme un porc, à l'arrivée du plaisir que crient-elles ?
Oooh my GOD !
Qu'en dites-vous, connasses de voix là-haut ?
Photo de Imogen Cunningham. |
(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°46 en juillet 2007)