TEMPÊTE SUR MES FORÊTS


Fin décembre 99. Dans tout le pays, une tempête d'une violence inconnue abat des millions d'arbres. En guise de cadeau de Noël, une baffe géante. Comme certaines punitions de l'enfance, si cruelles car soudaines et incomprises : peut-être injustes, peut-être pas.

Le matin de la tempête, sortant à vélo, découvrant la désolation, ma réaction me surprend. Quelqu'un en moi exulte, crie : Quelle chance, il y en a encore debout ! Puis : On va tout déblayer. Tout replanter.

Dans la forêt de Marly redevenue sauvage, défendue par des remparts d'arbres morts, hissé le vélo par dessus des dizaines de troncs. Roulé un instant sur l'autoroute sans voitures, seul, infime, dans un parfait silence comme Gracq en vadrouille à pied sur les routes normandes au printemps 44, et elle m'évoque assez la guerre, en effet, mon exaltation un peu imbécile : on n'a pas été fauché, pas encore, on joue à l'unique survivant, les interdits s'effondrent, tout est permis.

Six semaines plus tard, les forêts se remettent peu à peu. L'accès restant interdit, nous sommes un peu moins nombreux à les visiter. Il règne dans les sous-bois un calme d'hôpital. Les allées dégagées une à une, comme un paralysé qui retrouverait par étapes l'usage de son corps. Le vent passe déguisé en infirmier, se faisant tout petit pour qu'on oublie son crime. Peine perdue : les traces de ses mains sont partout. Nous le savons désormais, que c'est un fou dangereux.

Le parc de Saint-Cloud, fermé, recroquevillé sur ses blessures. On le dit salement esquinté. J'entre en faisant le mur. La longue et superbe allée sur la crête, nef de cathédrale entre ses grands arbres, un carnage. On n'a pas encore touché aux cadavres, alignés côte-à-côte.

De retour chez moi, moment d'horreur : en crapahutant là-haut, perdu mes lunettes. Elles ont été liées de près à une très profonde amitié, à ma bataille pour changer de vie, à l'écriture d'un livre dont elles furent l'héroïne. Je perds un talisman, une partie de moi-même, de mon cerveau, de mon mana. Sanson passé à la tondeuse. Comment je vais faire, ce soir à France-Inter, pour pérorer sans elles ?

Revenant sur mes traces, cherchant sans y croire, peu à peu j'accepte. Hier déjà je les avais oubliées dans un bistrot. Sans doute l'heure est-elle venue de se dire adieu, au bas de la page qu'elles m'ont aidé à écrire. Les abandonner ainsi, dans ce coin très aimé, ce lieu familier devenu sanctuaire, cimetière, reliquaire, ce n'est pas mal trouvé — encore un bon gros symbole, dont je ne distingue pas bien encore les contours. Ce dont je me réjouis. Plus un symbole est obscur, mieux il joue son rôle.



*  *  *

(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°45 en juin 2007)