J'ai seize ans. Je joue du violon. Ma professeure de physique l'apprend et tout change soudain. Je ne suis plus un élève médiocre et anonyme. J'existe ! Je suis un artiste ! La musique se dérobe à moi presque autant que la physique, mais Mme Soignon n'en sait rien. Elle m'admire !
J'ai dix-huit ans. Je passe les vacances chez mon copain Jérémie. Nous couvons tous deux du regard sans l'avouer l'autre invitée, Tessa la jeune Anglaise. Un soir, seuls tous les trois dans la maison, nous allumons la télé. Il n'y a en ce temps-là qu'une seule chaîne, en noir et blanc. Au programme, à 20h30 — on croit rêver — Pelléas et Mélisande. Je n'ai jamais vu l'opéra de Debussy sur scène et n'en connais que des extraits. L'absence de couleurs, qui rend décors et personnages plus vagues, plus subtils encore, ajoute à mon émerveillement — et à l'ennui des autres : à côté de moi on ironise, on ricane de plus en plus fort. Bientôt Jérémie déclare que c'est vraiment trop nul et qu'il monte se coucher. Me voilà seul avec l'Anglaise ; elle imite un bâillement et prend congé. Je reste avec les fantômes de l'écran, tandis qu'à l'étage du dessus la vraie vie se poursuit sans moi. Mélisande m'appartient, je lui appartiens, mais tandis que d'une oreille je me laisse envahir et bercer, de l'autre je guette les bruits là-haut : ils sont ensemble, ils discutent, ils rient, ou ils se taisent et c'est pire encore, et le doux Pelléas que je croyais être se métamorphose en sombre Golaud.
Mes origines russes, ma religion, déjà, ne me rendent que trop différent ; la musique dite classique n'arrange rien. L'aimer, la pratiquer m'isole du grand nombre. Fait-elle de moi un élu ou un paria ? Je ne sais et peu importe : le résultat est le même.
Oh, je n'en fais pas un drame ! Les mélomanes sont assez nombreux pour éviter la solitude. Je fréquenterai plus tard des salles de concert pleines, j'aurai pour amis des tas de musiciens amateurs, gens souvent délicieux. N'empêche, en leur compagnie, toute ma vie, je me sentirai à l'aise, à l'abri comme sur une île perdue dans l'océan.
Que Monteverdi, Brahms ou Bartok soient le privilège de quelques uns, cela me semble aberrant. Je comprends qu'on soit rebuté par la lecture : lire, c'est difficile. Mais la musique ! Existe-t-il art plus immédiat, plus évident ? Que le Sacre du printemps ou même une symphonie de Haydn soient parmi les constructions les plus complexes qui soient, sans doute ; mais qu'il faille tout un apprentissage pour en être ému, voilà qui me dépasse. Que dans un journal comme Libé, rédigé par de dignes quinquagénaires, on expédie un sublime concert classique en trois lignes — quand on en parle — pour disséquer la moindre note d'un rocker obscur sur des pages, voilà une éternelle énigme.
J'ai abandonné le violon puis l'alto, puis les autres instruments, puis le chant ; je délaisse les concerts ; je n'écoute plus Parsifal en suivant la partition, mais pendant mes quelques déjeuners solitaires, en lisant le journal. Pourtant, qui dit trahison ne dit pas désamour : la musique est restée mon dieu. Les mots ? Eux au moins sont à ma taille, à ma portée ; la musique est une montagne et les mots de petites collines autour.
Pourquoi je pense tellement à la musique ces jours-ci ? Sans doute à cause du père de Z. J'apprends qu'il n'en a plus pour longtemps. La musique a eu peu d'aussi zélés serviteurs. Il aurait dû devenir musicien professionnel si la guerre n'avait pas brisé son élan ; sa voix rare de baryton-martin était d'une beauté non moins rare ; il jouait aussi fort bien du violon, qu'il avait appris seul ; il improvisait au piano dans le style fin-de-siècle qu'il aimait, et quand après quelques minutes sa voix chantée commençait de s'élever entre les notes, on eût dit que c'était lui-même qui s'envolait, bien au-dessus des misères quotidiennes. Nous avons fait un peu de musique de chambre ensemble, puis la vie nous a séparés. Il a quatre-vingt-sept ans et se meurt doucement à l'hôpital. On me dit qu'il ne reconnaît plus les gens, n'ouvre même plus les yeux, mais quand on lui passe un morceau de musique il murmure, Franck... Debussy... Fauré...
Je ne le reverrai plus et cela me fait mal. Je pourrais charger cette mort de symboles, y voir la disparition de tout un monde : qui aimera désormais avec la même ferveur Chausson, d'Indy, Schmitt, Séverac ou Lekeu ? Mais en même temps cette fin obscure m'éblouit : sacrée Musique, forte comme la mort, petite flamme qui brûle encore quand tout le reste s'éteint.
Pelléas, Mélisande, Golaud. |
(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°45 en juin 2007)