Elle a bien visé, Nadia, en m'offrant le catalogue de l'exposition Bonnard en Suisse. Si l'on me demandait où j'aimerais vivre, je répondrais : dans un tableau de Bonnard. Je trouve en eux réunis l'ascèse et la volupté, l'équilibre et le guingois, une sérénité qui me berce, une inquiétude qui m'aiguillonne. Me parlant de repos ils me poussent au travail. Les autoportraits, que je ne connaissais pas tous, me fascinent, je les interroge comme les photos d'un grand-père qu'on n'a pas connu. Je me souviens d'une expo Bonnard en 89 à Beaubourg, avec Elsa, un dimanche à l'heure du déjeuner, les salles merveilleusement vides, personne entre les toiles et nous, Elsa aussi longue, fine et belle que les femmes du peintre, et quand je l'ai serrée contre moi, enfin nue quelques années plus tard, ce fut aussi incroyable qu'entrer dans un tableau.
Aurai-je eu dans ma vie ne serait-ce qu'un seul plaisir esthétique pur ? Je ne suis jamais fichu de converser avec une œuvre d'art seul à seul, sans convoquer un tas de souvenirs, de rêves, de personnes — au moins une. Je crains que pour moi l'art ne soit jamais qu'un moyen, qu'une jambe de bois pour aider la vie à clopiner. Je me rappelle une conversation avec un jeune peintre, copain d'Elsa aux Beaux-Arts ; je lui confiais que pour moi une œuvre est avant tout une lettre à quelqu'un ; il a répondu d'un air sombre que lui, son seul souci était d'extraire de soi, de faire exister quelque chose et j'ai compris que là, devant moi, j'avais un Vrai Créateur ; moi, je n'étais pas du club.
Je n'ai jamais écrit que des lettres. Sorti de là je suis nul. Transports solitaires est une lettre, jusque dans sa forme ; sa première lectrice (et destinataire dans la fiction) l'a reçue par la poste. J'ai même cru longtemps que mes billets doux étaient ce que je faisais de mieux — jusqu'au jour où un paquet d'entre eux revenant à moi brusquement, j'ai commis l'imprudence de les lire.
Ces bafouilles-boomerang, je les avais écrites pour Viviane pendant un an, au moins une par semaine. En commençant je rêvais d'une seule et immense lettre, dont j'enverrais les feuillets à mesure qu'ils seraient pleins, coupés le cas échéant au milieu d'une phrase — un texte sans limites, à l'image d'un amour qui eut quelque chose d'éternel, en effet, pour quelques mois.
J'ai eu le projet, après la mort d'André Dhôtel, de lui écrire des lettres où je raconterais ma vie, une partie du moins : la plus cachée, la plus belle, celle qui ressemblerait à ses livres.
Ma lettre infinie à Viviane, au bout du compte, je l'ai banalement tronçonnée par manque de souffle. Celles à Dhôtel ne sont pas pour demain : problèmes de sujets, de vision, de ton, je me trouve si superficiel encore. Mais je garde en moi cette utopie du texte sans fin, dont ce Journal infime se rapproche mine de rien peu à peu. Il s'agit là aussi de tendre des passerelles, de tisser les fils éparpillés de la réalité qui m'entoure, entre eux et avec ceux qui courent en moi. Tresser une sorte de filet, un piège de mots qui se resserre, pour attraper quoi ? ou qui ? Mes différents textes eux-mêmes commencent à ramper les uns vers les autres. Plusieurs fois, ces derniers jours, en travaillant certaines pages du Verbier, je les ai senties virer, glisser vers ce Journal, et vice versa. En refusant, comme je l'ai fait, ces collusions, j'ai eu le sentiment d'un mensonge, d'une trahison ; maintenir ce fossé entre la vie et l'écriture, c'est aussi grossier que la coupure entre «le fond» et «la forme» de mes années d'études. Je repense au livre qu'écrit Malassis dans Le bout du monde, «qui peu à peu était devenu un étrange monstre, un mélange d'étude scientifique et de méditation mystique, de journal intime et de roman» : j'avais là innocemment, peut-être, auto-prophétisé.
Je rêve d'écrits qui m'échapperaient, ou plutôt ne m'obéiraient qu'à moitié, infléchissant l'élan reçu, me menant là où je n'aurais pu arriver seul. Moi les poussant, eux me tirant. C'est un peu ce que j'attendais du Journal, entamé dans une période sans lettres d'amour ou de tendre amitié à écrire, comme on mâchouille un bâton de réglisse pour tromper la faim. (...)
(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°44 en mai 2007)