PETITS MARCHEURS


J'ai parcouru plusieurs fois les Alpes et ne souhaite pas trop y retourner. Ce paysage vertical et brutal m'étouffe, ses vallées en cul de sac me dépriment, la beauté des sommets m'accable. Je m'y sens partout minuscule ; une fois j'ai cru mourir de vertige.

Le Massif Central est ce qu'il me faut. Voilà des montagnes à ma mesure, que je peux toutes gravir ; ni trop peuplées, ni trop désertes ; j'y trouve, selon mon désir, dans une sage alternance, solitude ou compagnie.

Je ne sais plus combien de fois je les ai parcourues à pied. Il y eut d'abord deux voyages en solitaire, avant mes vingt ans : une semaine entre Millau et Mende, cinq jours dans les monts du Forez. Un peu plus tard, en compagnie de Z., trois randonnées je crois, l'Auvergne, les Cévennes, l'Ardèche, l'Aveyron, le Cantal, mais tout se mélange. Depuis trente ans que je n'y vais plus, c'est le Massif Central qui vient à moi. Souvent, sans raison apparente, par images isolées, rarement localisées. Le paysage, en ces contrées, change sans cesse. Franchir une colline ou un col, c'est changer de pays. Ne nous fions pas aux cartes : le Massif Central dépasse de loin ses dimensions apparentes, et d'abord ce n'est pas tant un massif qu'un perpétuel fouillis, refermé sur chacun de ses recoins mais en même temps ouvert de partout, inépuisable, un infini en réduction que je pourrais explorer toute ma vie et mourir sans en voir la fin.

Quand je marche dans mon sommeil, aujourd'hui, ce n'est jamais dans les Alpes — sous ses allures de fou, le rêve sait ce qu'il fait —, mais quelque part entre Clermont, Lodève, Brive et Valence, dans des terrains rudes aux formes douces où je m'égare sans angoisse. Perdre ma route, c'est en trouver une autre. Je ne sais pourquoi, je suis là-bas chez moi. Pourtant, quand je rêvais à ces contrées, adolescent, je me voyais partir vers le désert, le bout du monde, m'échapper sur les grands chemins hors d'un petit moi étriqué ; et voilà que ces régions perdues m'amènent — j'aurais dû m'en douter, vu leur nom — au centre de moi-même. Quitter le bruit et l'agitation où nous vivons pour le silence de ces régions somnolentes, c'est se livrer au recueillement, chercher en soi ce qu'on a de plus rare, faire en même temps le vide et le plein. Ce château d'eau d'où nos rivières descendent irriguer le pays est en même temps pour moi une source secrète où monter boire l'eau la plus pure.

Qui ai-je donc rencontré dans les Alpes, à part d'autres citadins évadés, variantes de moi-même plus ou moins bienvenues, et des autochtones dressés à les servir ? Mais dans les montagnes du centre, en ces années 70, les ultimes paysans accrochés encore à leur terre, et qui, bien souvent, vous offraient la bouffe et le gîte sans réclamer d'argent, comme s'ils ne savaient pas ce que c'est, ces gens-là étaient différents de nous.

Un soir, je ne sais plus dans quelles solitudes, l'un d'entre eux nous a hébergés dans sa grange. Je me souviens encore de son nom : Roger Tempère. Un homme d'une immense gentillesse. Il m'a demandé quel était mon métier. Professeur. Mais alors (l'air incrédule, admiratif), mais alors... vous avez votre bachot ?

J'étais donc là-bas une espèce d'extra-terrestre. Ce qui ne m'a nullement incité à me sentir supérieur. Chacun de nous deux simplement détenait des savoirs inconnus de l'autre. Roger Tempère aurait eu un tas de choses à m'apprendre, si je n'étais pas reparti le lendemain.

Vingt ans plus tard, en voiture, faisant halte en Margeride, j'ai visité l'éco-musée du village de Signalauze : on y a reconstitué, dans les anciens locaux, l'école d'autrefois. Dans la salle de classe, tout l'équipement préservé, poêle à bois, pupitres, encriers, cartes, leçons de choses et leçons de morale dans des cadres, les petits tabliers accrochés aux patères et les galoches au-dessous. J'ai pensé aux enfants qui marchaient jadis, eux aussi, pendant des kilomètres pour venir à l'école. J'ai été soudain ému aux larmes. J'ai commencé à comprendre ce que le Massif Central représentait pour moi : le lieu où l'on marche, où l'on apprend des choses très simples et essentielles.

Il y a trois ans, remontant du sud avec C. en voiture, nous avons frôlé mes anciens territoires ; sont apparues au loin, une ou deux fois, sur tout l'horizon, les montagnes bleues. Ici même, ces derniers temps, elles se rappellent à moi plus souvent. Je me demande où sont les carnets où je griffonnais mes notes de randonnée. L'autre nuit, dans mon lit, au flanc d'une montagne, je cherchais un passage en pleine forêt, de l'autre côté m'attendait le bout de la marche, une petite sous-préfecture inconnue et c'était la promesse d'un pur bonheur. Je sens que l'heure approche, qu'il va falloir se secouer, retourner là-bas, repasser dans certains coins et en explorer d'autres, passer voir si Roger Tempère vit encore ; renouer les fils effilochés ; mieux comprendre ce qui s'est passé pour moi jadis dans cette grande école en plein vent où je ne sais même pas, ou si peu, ce que j'ai appris et peux encore apprendre.


L'école de Signalauze.
L 'école de Signalauze.


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(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°44 en mai 2007)