FEU DE JOIE


Le peu que je sais d'Henri Duparc, je le tiens de la notice du disque. Les musicologues eux-mêmes n'en savent guère plus. On n'a jamais écrit sur lui de biographie, de monographie. Forcément, un type qui a laissé si peu d'œuvres, et encore, pas toutes bonnes.

C'était un homme tourmenté. Si son catalogue est pauvre, c'est qu'il a beaucoup douté, beaucoup détruit — laissant côte-à-côte, avec une myopie fascinante, quelques pièces qui touchent au génie et d'autres plutôt merdiques. Il s'est tu à 36 ans. À 72 ans il écrit : «Je ne suis tout à fait sûr que de deux choses : la première c'est que je suis né à Paris le 21 janvier 1848, (...) et la deuxième c'est que je ne suis pas encore défunt...»

On le décrit comme une caricature du bourgeois de l'époque, réactionnaire, patriotard, antisémite. Cette face peu reluisante me le rend presque plus cher : j'y vois, contre toute vraisemblance, un masque, une provocation, un désir de se salir, se détruire. Le chef-d'œuvre de sa neurasthénie. J'aimerais tant trouver, sous la répugnante carapace, un être délicat que je puisse aimer comme un frère.

Je pense à lui souvent. L'été surtout, à cause de sa mélodie «Phidylé». L'herbe est molle au sommeil sous les frais peupliers... La bien-aimée dort dans la chaleur de l'après-midi. Moment à la fois paisible et sensuel, après l'amour, avant l'amour. Lentement la musique s'élève, par paliers, comme pour ne pas rompre un charme, comme si les cimes ne pouvaient s'atteindre d'un coup, changeant deux fois de rythme, de tonalité, d'intensité — sur le premier Repose, ô Phidylé..., sur Par le trèfle et le thym, seules en plein soleil..., — vers une extase, un bonheur si plein qu'il fait presque mal, et alors, dans la joie la plus pure, je sens poindre un désespoir, comme si après tout sommet on devait basculer dans un gouffre. Je pressens ici le danger du bonheur. Le vide effrayant caché derrière. Je dois être en plein contresens, Duparc n'a sans doute pas voulu ouvrir ces abîmes — même si, dans ses autres mélodies amoureuses, comme chez son dieu Wagner, le plaisir tient la mort par la main ; même si dans «Phidylé», au paroxysme, les mots Repose, ô Phidylé (qui n'étaient pas là dans le poème) sont repris trois fois, avec une insistance inquiète, implorante soudain.

Je ne peux penser à Duparc sans que reviennent les images pâlies d'un film que «Phidylé» m'inspira voilà vingt-cinq ans, et que je ne ferai jamais. Une scène — la seule peut-être, dans un film aussi court qu'une mélodie. L'été, l'après-midi. Chaleur. Grande maison de province. Dans une chambre, un couple endormi sur un lit. Jeunes encore. Elle, épanouie, alanguie, dégrafée. Lui, en chemise, maigre, sec, barbiche noire. Il ne dort pas. Il se lève sans bruit. La femme remue sans s'éveiller, pose le bras sur la place vide. Un bureau. L'homme feuillette des partitions manuscrites. Travellings sur les portées, beauté de l'écriture. Dans la chambre, la femme s'est levée, entrouvre un volet. Le jardin. L'homme jette des partitions dans un grand feu. Les regarde brûler, suant, visage fermé.

On n'entend pas «Phidylé» dans le film. Ni aucune musique de Duparc ou d'autres. Ou alors au début, sur le générique, «La vie antérieure», lente et sereine, qui sur la fin («Le secret douloureux...») s'assombrit. Le reste en silence.

J'ai allumé moi-même un tel feu dans mon jardin, à dix-huit ans, sous un beau soleil d'été. J'y ai balancé des brouillons par paquets, des textes ébauchés qui ne menaient nulle part. C'était un deuil et un allègement — dans tout feu brûle un feu de joie. Mes parents suivaient la cérémonie depuis la maison, sans se montrer, avec un peu d'étonnement et du respect peut-être. À l'instant même où je désespérais d'être un jour écrivain, sans doute le devenais-je pour eux.



*  *  *

(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°43 en avril 2007)