LE CIEL SOUS TERRE


Un classique du rêve : la maison familière où s'ouvrent de nouvelles chambres. À Paris ces jours-ci, même vertige : au fond du métro où je ne descends plus tous les jours, dans les couloirs connus par cœur, je tombe sur des galeries inconnues. Deux lignes toutes neuves m'aident à croire que le monde peut encore grandir. Météor, Eole : noms bizarrement aériens, comme si leurs stations, étoiles souterraines, balisaient un firmament inversé.

Verre, acier, sols de pierre brillante : Météor semble tendu vers une perfection dans la froideur, un degré zéro de l'humanité. Ici, on ne touche rien, et rien ne touche. Tout est neuf et transparent ou d'un bleu gris métallisé sans nom — une non-couleur. De belles verdures élancées dans un coin, murées derrière des vitres. La rame débouchant du tunnel s'enfile dans un tube translucide comme un préservatif. Les portes du tube et celles de la rame s'ouvrent ensemble, alignées au millimètre — suicide impossible. Pas de conducteur ; toute présence humaine dérèglerait cette perfection. Météor, dans sa discrétion, est une réussite éclatante : l'aridité y apparaît confortable et le vide reposant. On y effleure le néant. Le temps du trajet, on n'existe plus.

Météor est comme ces pages si bien écrites, si lisses, qu'elles s'effacent elles-mêmes ainsi que la main qui les écrit. Eole, au contraire, fait des signes en criant Regardez-moi ! Son arme : le disparate. On dirait qu'un premier type a commencé classique, verre, acier, béton, surfaces lisses ; un autre a rajouté du bois partout, des plaques de vieux cuivre, a laissé des parois soigneusement brutes ; les lampes vertes ou orange ont des allures d'insectes collés par dessus ; le revêtement du béton, irrégulièrement strié, hésite entre pierre, plastique, résine, peau d'animal géant. Les voûtes un poil trop hautes, les quais un rien trop larges, entretiennent un malaise léger. Ce lieu cherche à nous désorienter — il l'avoue à demi-mot par une boussole vissée dans le parquet du hall. L'humour, dans un tel lieu : ce qu'il peut y avoir de plus étrange. Tout cela ne ressemble à rien, ou à trop de choses en même temps. Si Météor émane de la science-fiction tout-robots, tout-technologie, Eole, penchant plutôt vers le méli-mélo temporel, la frontière confuse entre la machine et le vivant, semble un Frankenstein de l'architecture, un monstre assoupi rêvant d'échapper à ses maîtres.

Météor n'est qu'un tronçon enfermé au cœur de la ville, alors qu'Eole déborde vers les grands espaces de l'est, Rosny, Bondy, Le Raincy, Gagny, jusqu'à Chelles ; il croise un instant la bretelle de Livry-Gargan, hier encore la ligne la plus pourrie de la banlieue : rames exténuées, dégradations, agressions... J'allais souvent courir dans ces coins. Que se passe-t-il aujourd'hui là-bas ? Le long train blanc flambant fait-il fuir les brigandeaux comme une épée de lumière ? Elle est si loin désormais, cette banlieue-là ; comme si un océan m'en séparait.



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(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°43 en avril 2007)