CHEZ BLANCHOT


Entre vallée de Chevreuse et ville nouvelle, après trois heures de vélo, un long chemin monte sous les arbres et voici Monil-Saint-Thomas. Trois ruelles serrées contre l'église, des lotissements autour à perte de vue. Cet ancien village monté en graine est resté un coin tranquille. Des moines orthodoxes ont fondé là un ermitage ; non loin se trouve la maison où Maurice Blanchot s'est retiré du monde.

Blanchot a voulu disparaître. Il a quitté un jour la vie publique sans laisser d'adresse, visible seulement pour de rares amis. Comme si sa vie, sa personne physique n'étaient rien et que seuls comptent ses œuvres, ses quelques livres. On n'a aucune photo de lui après ses vingt ans — sauf une, volée dans sa vieillesse, où l'on distingue à peine une silhouette floue, un grand épouvantail sans visage.

Dans ce lieu non moins flou Blanchot a passé toute la fin de sa vie. Je l'ai appris peu après sa mort, en 2003. Il avait quatre-vingt-quinze ans. Trois ans plus tard, bien que j'aie son adresse, je ne suis toujours pas allé voir. Jambes lourdes, encore trente kilomètres et le déjeuner qui m'attend, bonnes raisons mais la seule vraie c'est que je n'ose pas. Approcher du refuge de l'ermite, même sans m'arrêter, sacrifier ainsi à l'anecdotique, au biographique impur, ce serait un acte frivole et pire encore : une intrusion sacrilège. Même aujourd'hui, en son absence. Comme si un homme qui mourut avant de mourir pourrait rester un peu vivant une fois mort. Un genre de fantôme.

Je l'ai à peine lu, Blanchot. Il y a si longtemps, tout cela s'efface lentement. Cela date de l'hypokhâgne. Mon copain Jean-Pierre Martin, le plus vif d'entre nous, lisait et relisait les essais de Blanchot, L'espace littéraire, Le livre à venir, dont il parlait avec le respect dû aux plus grands. Je m'y étais collé moi aussi, humble tâcheron. J'entrais dans ces livres intimidé comme dans le temple d'une religion sévère. Blanchot ne fréquentait que les grands saints de l'écriture, Sade, Lautréamont, Mallarmé, Artaud, Kafka, Bataille... On ne pouvait pas aller plus loin : écrire, expliquait en long et en large Blanchot, c'était l'acte le plus extrême, c'était nier le monde, puis se nier soi-même — le contraire de ce que je croyais naïvement. On respirait chez lui l'air des cimes, enivrant, raréfié. Je suffoquais. Je m'acharnais. Sur l'un de mes carnets de ce temps-là, je trouve cette curieuse remarque : «Impression qu'il faut passer par Blanchot comme par le service militaire ; pas réjouissant.» Pour devenir adulte, il fallait affronter ces montagnes, ces déserts, endurer la fatigue et la soif.

Je n'ai jamais été à mon aise dans ces pages, et leur ai tourné le dos après les grandes manœuvres intellectuelles de mes vingt ans. Les récits, notamment, plus rudes encore, n'ont pas voulu de moi. Pourtant, depuis, la haute silhouette du solitaire, devenue symbole de parfaite pureté, n'a cessé de jeter sur moi son ombre — ou sa blancheur aveuglante, je ne sais. Je n'ouvre plus ses livres, mais le faut-il vraiment ? Ne suffit-il pas de savoir qu'un tel écrivain a existé, que quelqu'un a pu pousser le dépouillement aussi loin ? La lecture n'est-elle pas, dans son cas, une approche sans doute licite, mais un peu naïve, rudimentaire, moins blanchotienne que le silence, que l'absence et leur avant-goût de néant ?

J'ai l'air de persifler, mais là, sur mon vélo, à l'entrée de Monil-Saint-Thomas, mon cœur bat plus vite. Je crois qu'avec les années le reclus commence à m'inspirer — j'ose à peine le dire, il en serait mortifié — une curieuse tendresse. Lisant ces derniers jours les gloses d'un esprit fort, qui traite le grand homme de «superhéros du vide», de «matamore de l'échec et de l'impuissance», j'en suis choqué, peiné comme par une insulte visant un être cher ; et aussi, plus mystérieusement, soulagé : l'admiration cesse d'être obligatoire, Blanchot n'est plus une froide statue, une image sacrée, mais un humain, fragile, plus facile à aimer.

Je l'aime aussi pour l'ironie de son destin, cet échec presque comique : ce goût du secret exaspérant notre curiosité ; cette volonté d'effacement qui rend cette ombre humaine finalement plus présente que les plus photogéniques de nos histrions littéraires — au point que ma curiosité l'emporte. Je craque soudain sans me laisser le temps de réfléchir. Virage à droite dans une large avenue inconnue, à gauche, encore à gauche, c'est là. Place des Pensées.

En fait de place, rien qu'un cul-de-sac informe à deux branches avec partout des maisons neuves toutes pareilles et le jardinet devant. Pas moyen de savoir, évidemment, laquelle c'était. On ne peut rêver de lieu plus banal, plus nul. Le choix de ce coin est un chef-d'œuvre.

Cette retraite qu'il avait choisie, qu'en pensait-il ? Allait-il se promener dans les bois ? Cultivait-il son jardin ? S'il a aimé cette nature qui l'entourait, pourquoi n'en parle-t-il pas dans ses livres ? Questions idiotes qui me tournent autour et me vaudraient, de la part des blanchotologues, un cinglant mépris.

Place des Pensées... Mais non, idiot, il ne s'agit pas de petites fleurs, mais de certain écrit signé Blaise Pascal, ancêtre de Blanchot. (Les ruines de Port-Royal-des-Champs sont toutes proches.) Ne pas s'arrêter, ni même ralentir : sans bruit, comme un fantôme, sur la pointe des pédales, faire le tour de l'impasse et repartir vers le monde des vivants, passant une fois de plus à côté de Blanchot sans entrer — dans sa maison comme autrefois dans ses livres.


Est-ce bien lui ?
Maurice Blanchot (1907-2003).


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(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°43 en avril 2007)