J'ai écouté toutes les sonates de Scarlatti !
Scott Ross a enregistré l'intégrale — 555 sonates, une quarantaine de CD. Effort surhumain. C'est sans doute de cela qu'il est mort. Pour l'auditeur les dangers sont moindres, surtout quand on prend son temps comme je l'ai fait, un nouveau coffret toutes les trois semaines emprunté à la médiathèque de Chèvres, huit mois de gavage tranquille, mais quand je raconte mon exploit à des amis mélomanes, ils me regardent avec surprise et un immense respect.
On dit que Scarlatti se répète, et c'est vrai : les notes répétées, les trilles, les motifs repris sans cesse, les da capo continuels, les échos d'une pièce à l'autre — une cascade de répétitions ! — font de lui un précurseur des musiques répétitives d'aujourd'hui. Mais juger Scarlatti soûlant serait injuste. Pour le goûter, le comprendre, le suivre dans sa démarche, il faut passer par l'intégrale et ses ressassements. Les divers choix de sonates, artistement variés, que proposent disques et concerts, offrent des agréments superficiels et trompeurs.
Domenico Scarlatti, contemporain exact de Bach, passa le plus clair de sa vie à la cour d'Espagne, au service d'une reine folle de musique et claveciniste virtuose. Pendant ses vingt dernières années, à Madrid, il n'a plus écrit que des sonates, pour elle. À raison de deux sonates par mois en moyenne, diront certains, on ne peut pas être toujours génial, et le brave homme a dû souvent délayer la sauce pour gagner sa croûte. Sans doute, mais pour qui écoute vraiment les sonates, cette vision d'un Scarlatti besogneux et flemmard semble elle-même bien paresseuse. Peu de musiques sont portées par une telle invention rythmique, harmonique, un tel entrain, une telle ardeur joyeuse et joueuse, toute en surprises, en arrêts brusques et redéparts, peu de musiques sont aussi loin de ronronner que ce mouvement perpétuel pimpant, paradant, pétaradant. Tout cela est d'une accablante monotonie, et en même temps d'une variété prodigieuse. J'imagine le musicien écrivant pour épater sa royale élève, jouant devant elle ses sonates ou les lui donnant à jouer, tendant ses pièges pour elle, défiant sa virtuosité, Et ce trait-là, Majesté, qu'en dites-vous, Ah señor Scarlatti, vous êtes décidément diabolique... Et peu importe si cette scène que j'invente entre la reine Maria Barbara et lui est historiquement fausse et ridicule, elle m'aide à entrer dans cette musique, à la vivre. Ces sonates à la fois spectaculaires et intimes sont un dialogue, un jeu, il est clair qu'ici on s'amuse, on se taquine, on s'adore.
On peut fort bien — c'est même recommandé — s'amuser en gagnant sa vie. Et qui s'amuse peut s'avérer en même temps fort sérieux. Et qui se répète peut s'avérer le contraire d'un cossard : pendant des mois, écoutant les sonates selon l'ordre du catalogue de Kirkpatrick, c'est-à-dire l'ordre de composition présumé, j'ai suivi Scarlatti comme on observe un enfant assemblant les mêmes pièces de meccano de toutes les façons possibles, ou comme on accompagne un homme qui explore lentement, méticuleusement une ville, passant par toutes les rues l'une après l'autre — ce qui implique de revenir aux mêmes croisements —, un homme tissant une toile avec une extrême patience — alors qu'en même temps sa musique est pleine d'impatience fougueuse —, un homme poursuivant un secret qu'il approche par petites touches, comme un peintre, secret qui toujours se dérobe et force à recommencer, à l'approcher sous un angle un peu différent, avec peut-être, parfois, dans la joie affichée, un sourire un rien crispé, un soupçon d'inquiétude — et là encore, si j'ai tout faux, qu'importe, ce qui compte c'est l'exemple que je me donne, le courage, la patience que Scarlatti m'insuffle. (Et le droit de me répéter qu'il m'accorde...)
Une page de musique ou de mots a beau être écrite, fixée, celles qui comptent vraiment sont moins un compte rendu après coup qu'une avancée, une exploration. L'attaque de K 253 est scarlattissime, étincelante, ça caracole, ça crépite, mais bientôt la musique tourne et part vers on ne sait quoi de plus lointain, de plus profond, elle cherche, devient grave, poignante, hésitante et au moment où quelque chose est près d'apparaître, elle tourne encore, queue de poisson, coda bâclée, bonsoir. Comme un désir, une ébauche de caresse, cassée d'un coup d'éventail sur les doigts.
Les musicologues affirment qu'on reconnaît tout de suite une pièce de Scarlatti — sans nous dire pourquoi, mais c'est juste. Même s'il existe plusieurs Scarlatti : le Grand Compositeur un peu compassé de chez Scott Ross, l'espèce de fou génial que nous révèle Pierre Hantaï, ou encore le Scarlatti transfiguré par le piano, qui m'arrache à mon puritanisme baroqueux. Certains pianistes, dont j'ai les disques, Vladimir Horowitz, Anne Queffélec, Zhu Xiao Mei, lui ont donné le meilleur d'eux-mêmes ; il les inspire au point que je me demande parfois, horreur ! si je ne l'aimerais pas davantage encore sur Steinway qu'au clavecin ! Mais après ce long voyage en Scarlattie, retour au point de départ : le Scarlatti pour moi le plus précieux reste celui de la K 27 en si mineur, la première pièce de lui que j'aie entendue, tout enfant, jouée par mon oncle Blaise au piano dans un tempo tranquille, idéal que je n'ai pas retrouvé depuis chez les interprètes plus connus ; la K 27 au lent mouvement descendant infiniment repris, sérénité souveraine, apaisement profond, quatre minutes de grâce absolue.
Écrit cette page hier. Pas atteint l'essentiel. Écouté ce matin deux ou trois sonates, cela suffit, on y reviendra plus tard, à petites doses. Plus je fréquente ces pièces, plus vite elles me rassasient. Une page et tout est dit. Bonne leçon, arrêtons là.
Domenico Scarlatti (1685-1757). |
(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°43 en avril 2007)