LA MONTAGNE WEBERN


Webern...

Un nom vibrant, comme une baguette sur un gong.

Je vénère sa musique. Je l'écoute peu.

Où l'écouterais-je ? Au concert, ça ne va pas : le moindre bruit parasite raye le silence, aussi vital ici que le son. Au disque, ça ne va pas : enchaîner pendant une heure ou plus ces morceaux si brefs, si concentrés, c'est les étouffer l'un par l'autre. Pour une minute de Webern il faudrait faire silence une minute avant, une après. En fait je connais mal ses œuvres. Je les ai moins entendues que rêvées, à partir des analyses éblouies d'un Boulez ou d'autres. Ce que j'admire avant tout, c'est son projet, son parcours : l'exigence, le dépouillement, la suprême élégance. L'audition, dans un sens, déçoit toujours : jamais assez pure et immatérielle. Comme il est dit (humour génial) dans un sketch d'un des disques d'Hoffnung : This note, you mustn't play it, you must think it !

Juste et injuste charge : la musique de Webern, si spéculative, est aussi profondément sensuelle. Simplement sa matière diffère de celle des autres. Ces œuvres de cristal, un peu comme celles de Mallarmé, ont le rayonnement froid, la beauté aveuglante des neiges en haute montagne. On n'habite pas là-haut, on ne s'y aventure qu'une fois bien entraîné ; le plus souvent on se dégonfle, on reste au coin du feu.

Longtemps je me suis préparé à Webern comme un athlète. Je fus abonné dix ans aux concerts du Domaine Musical. Je me frottais aux pièces les plus rugueuses, aux post-sérialistes les plus épineux, bien plus hard que l'oncle Webern. J'ai rongé Kontrapunkte de Stockhausen comme un os, bu la tasse dans Anarchipel de Boucourechliev, frémi aux barrissements d'agonie du trombone des Airs de voyage vers l'intérieur, de Globokar (Pauvre bête ! lança un spectateur). Ce furent de belles batailles. Tout m'est désormais familier, plus rien ne me choque. Les plus raides alcools me coulent dans l'oreille comme de la camomille. Mais l'émotion, le frisson sacré ?

Je ne suis pas encore entré dans Webern. En fait, j'ai plutôt décroché. L'entraînement se relâche. La fatigue. J'ai beau me surpasser, Webern me dépassera toujours. Trop rude pour moi, la montagne, mais si belle, même devinée d'en bas.



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(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°42 en mars 2007)