Les livres sont comme les pays : il n'y en a guère où tout vaut le voyage, comme dit Michelin. Pour aller d'un haut lieu à l'autre, il faut presque toujours passer par des mornes plaines ou des tunnels. L'art du romancier consiste en grande partie, j'imagine, à rabouter entre eux tant bien que mal un certain nombre de moments forts, de même que les grands airs d'un opéra sont reliés (ou séparés ?) par les récitatifs. Sauf que dans un roman il faut souvent, sans doute, plus d'astuce et d'effort pour expédier vivement ces parcours de liaison, que pour développer les morceaux de bravoure qui parfois, en plein élan, viennent tout seuls.
Il me plaît que certains romans, certains films, n'aient été écrits que pour amener deux ou trois scènes, voire une seule. Surtout lorsque cette scène n'est pas celle que tout désigne, mais une qui passe l'air de rien, sur la pointe des pieds. Dans Vénus beauté (institut), le beau film de Tonie Marshall, le sommet, contre toute logique narrative, est pour moi cette brève séquence où l'héroïne masse le dos de la fille dont elle a piqué le mec. Une fille d'une beauté suffocante, mais ce n'est pas cela qui m'influence, j'espère. Ce qui me fascine : la scène me semble déborder de sens, quelque chose qui se noue, autre chose qui se dénoue, quoi donc, je suis au bord de comprendre et tout m'échappe. Pour un type qui analyse tout, c'est nul. Ne pas comprendre me désole. Et m'enchante. Les mouvements contradictoires me ravissent, en moi comme autour de moi. J'ai longtemps rêvé d'écrire de la fiction, mais je ne pouvais le faire qu'avec des scènes obscures, ou irréductibles à un sens unique. Des scènes dont je rehausserais l'éclat en les raccordant par les plus grossières ficelles. Beau projet. Trop beau pour moi. Je sais encore moins bâcler que réussir.
(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°42 en mars 2007)