Il y a encore des orages !
Autant qu'autrefois, aussi forts, je ne sais pas. Je me rappelle, dans les années 50 à Sèvres, la foudre s'abattant sur le grand marronnier d'en face, dans le terrain vague disparu depuis. Dix ans plus tard, dans un col des Alpes à 2500 mètres d'altitude, sous des trombes d'eau, elle tomba juste à côté de mon père sorti de la voiture pour pisser. Vers 1970, en Corrèze, une nuit, ce fut pendant des heures un fracas quasi continu, une orgie d'éclairs illuminant notre dortoir où René Lajanne, grand cauchemardeur, hurlait dans son sommeil.
Depuis ?
On s'habitue sans doute. La peur s'est peu à peu diluée dans le plaisir d'avoir peur. J'accueille même l'orage avec soulagement — après la tension que peu à peu il exacerbe, vieux cabotin habile à se faire attendre. Quel art de la mise en scène ! Il change à vue le paysage : ses rideaux, ses projos mettent la nuit dans le jour et le jour dans la nuit ; il nous balade, comme le théâtre, entre vrai et faux, grandeur et grandiloquence. Il en fait trop, mais tellement trop que c'en est attendrissant.
J'aime son côté incongru, désuet. La pluie, on la comprend, son utilité saute aux yeux ; mais tout ce tralala de son et lumière ? L'orage croit-il être encore ce qu'il était, discours céleste, messager de la colère divine ? Taratata, ça ne marche plus. Il fait plutôt pitié, le vieux fauve édenté, le chanteur d'opéra perclus qui rugit après sa splendeur ancienne.
Non, j'exagère. Je crâne parce que j'ai peur encore. Le fauve reste dangereux. Mon père dans les montagnes aurait pu mourir. L'orage n'est pas encore bon pour la casse. Les dieux, grâce à lui, persistent à rôder là-haut ; sans lui, j'aurais perdu Zeus en plus du reste — car oui, Zeus, j'y crois ; pas plus qu'au Barbu des cathos, mais pas moins. (À sa colère, non : il n'oserait pas, le pauvre, il ne fait plus qu'implorer, comme l'autre, qu'on l'écoute.) Je veux bien qu'un orage soit d'abord un ensemble de phénomènes météorologiques, mais cela n'empêche pas le sacré — un sacré à ma mesure, tout petit : ce fluide épars dans l'air, qui me traverse, me hérisse (comme les moustaches du chat, en 63, dans la voiture près du col, si écarquillées que c'était ça le plus terrifiant de tout), ce courant qui m'étend à toute la nature, aux humains qui m'entourent et que parcourent les mêmes flux et décharges. C'est alors qu'on est près de sortir de soi, vers les sommets de la vie, ou les précipices de la mort. La vie, c'est le désir que l'orage excite, impérieux, maladroit, superbe, comme lui — là-haut des robes se déchirent en zig-zag, les escaliers résonnent de corps enlacés qui dégringolent. La mort, c'est elle qu'on défie en sortant lui pisser à la figure, elle que les chats sentent venir, grande bigleuse bombardant sans viser, rigolant, raté ! raté ! sans hâte aucune, elle nous aura un jour.
Pour un peu mon père serait mort en pissant. Son père, lui, avait les artères si fragiles sur la fin qu'il risquait sa vie en poussant aux cabinets. La tragédie n'est pas complète sans une touche de grotesque. Heureusement que la mort n'est pas fignoleuse, qu'elle nous laisse parfois, pure négligence, nous en aller à peu près dignement.
Le 26 août 1959 à l'aube, je fus réveillé par un bruit de tuyau qui s'étranglait, faisant vibrer toute la baraque, ce qui m'angoissa sans raison. Au même instant très loin de là, un petit tuyau crevant dans son corps, mon grand-père s'endormait pour toujours.
(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°42 en mars 2007)