SERVITEURS DES MORTS


Mon grand-père le hussard du tsar, qui termina sa vie chez nous, avait fait de son escalier un coin d'ancienne Russie : des photos et des tableaux couvrant tout le mur, ses amis officiers, son père avec sa grande barbe à deux pointes, son portrait à lui en grand uniforme, culotte rouge, dolman vert, son cheval... Lui disparu, les vieilles images pâlies sont restées là un demi-siècle jusqu'à la mort de ma mère l'an dernier.

Les morts ne doivent pas tenir trop de place. Ils doivent conserver leur place. On ne peut pas tout garder, je ne veux pas tout jeter. Le mur du grand-père est devenu un mémorial élargi, accueillant tous ceux qui ont habité la maison depuis le début, en 1860. À droite, les Béranger-Apoil, qui l'occupèrent quatre-vingts ans jusqu'à la mort du dernier survivant, Charles Apoil, en 1941 ; au centre, resserrée, la collection du grand-père, Mikhaïl Nikolaïevitch ; sur le panneau de gauche, notre famille depuis les années 40 jusqu'à nos jours. Mais le personnage central, c'est la maison elle-même. Elle apparaît vue sous tous les angles, extérieur et intérieur, dans le fond ou au premier plan, à tous ses âges mais surtout dans les années de guerre puis d'après-guerre, peu avant ma naissance, pendant mon enfance — ces années si lointaines déjà, si proches encore, pour moi les plus chargées de vie. J'ai rouvert les vieux albums, scruté une fois de plus à la loupe les vieux petits clichés à bords dentelés : mes parents juste avant la guerre, qui viennent de se rencontrer à vingt ans ; le mariage en 1942, l'installation ici, au rez-de-chaussée, dans la seule pièce habitable. Charles Apoil, resté seul pendant dix ans, avait accumulé dans les dix pièces et les trois caves un capharnaüm inextricable (soixante-cinq ans plus tard il en reste encore), et pendant les rudes hivers de guerre il n'y eut qu'un seul poêle pour chauffer trois étages.

Nous voilà convertis, Carole et moi, en serviteurs des morts. Je choisis les images. Elle officie au clavier. Nous scannons, agrandissons, recadrons, nettoyons. Sur le l'écran large du Mac, mon père et ma mère le jour des noces, le curseur effaçant une à une les taches blanches sur le costume noir, les taches noires sur la blancheur de la robe. C'est comme une toilette mortuaire et en même temps un bain de jouvence. L'agrandissement, le recadrage, actes magiques. D'infimes détails apparaissent, corps et visages occupent tout l'écran comme au cinéma, mon père et ma mère sont des stars, le passé me saute à la figure, je vis pour la première fois ce beau jour d'août 1942 dans les jardins du pavillon de Breteuil, devant mes parents souriants, minces, beaux, incroyablement jeunes. Voici ma mère photographiée vers la même époque, dans le parc de St-Cloud peut-être, toute mignonne, elle sourit, on dirait que ses yeux vont bouger, que les coins de sa bouche vont se relever encore et j'en suis saisi comme devant un papillon cloué dont les ailes soudain palpitent.

Mon grand-père à dix-sept ans, élève officier... Mes parents plus jeunes que moi... On remue le temps, on le touille, on brouille un instant son cours chronologique et monotone, on circule en tous sens.

L'un de mes moi, éternellement criticailleur et bougon, râle de tout ce temps perdu à me vautrer dans le passé alors que la vraie vie nous appelle, que diable ! Pourtant, c'est curieux, passant vingt fois par jour devant le mur du souvenir, jetant un coup d'œil aux vieilles images toutes neuves, je n'ai pas la moindre impression funèbre — au contraire. Mon regard les fait revivre. Elles me transmettent un peu de leur vie à elles, qui rayonne toujours. Le passage dans l'escalier, désormais, c'est un échange d'énergie.


Le passé me saute à la figure.
Mimi Volet, 1940.


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(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°42 en mars 2007)