LA CINQUIÈME SAISON


Du temps où je savais à peine lire, il y avait chez mes parents un polar intitulé Le treizième coup de minuit. Ce treizième coup était pour moi une entrée dans le rêve, un coup de baguette magique, déréglant les horloges, ouvrant sur un temps et des espaces inconnus. Mais je découvris bientôt la huitième merveille du monde, les septième, huitième et neuvième arts, la vingt-cinquième heure, etc. et lorsque longtemps après, rangeant une bibliothèque, je retrouvai le vieux volume jaune défraîchi, la magie du titre s'était envolée.

Je ne croyais pas qu'elle reviendrait. Hier pourtant, dans le nouveau livre d'un de mes auteurs fétiches, lisant les mots cinquième saison, quelque chose a frémi en moi. J'ai froncé un sourcil et haussé l'autre. Ajouter aux quatre saisons, troubler la ronde éternelle, non merci : je les aime toutes, avec leur succession tranquille ; j'aime le Temps qui les porte, malgré tout ce qu'il m'a déjà fait, tout ce qu'il me prépare, et je m'abandonne à lui. Mais en même temps, devant cette saison mystérieuse, comment ne pas rêver comme l'enfant que j'étais, vers lequel, sans doute, je commence à revenir ?

Je suis un penseur poussif, mais souvenirs et sensations galopent. La cinquième saison selon Pontalis, avant même que je comprenne pourquoi, m'a projeté quelques années en arrière, dans ce qui restera sans doute la saison décisive de ma vie. Celle où pendant quinze ans, tous les samedis matin à l'aube, j'ai parcouru la banlieue de Paris en courant.

Non, la course à pied n'a jamais été ma raison de vivre, et ces voyages dérisoires n'ont occupé qu'une infime partie de mon temps, mais ils ont contribué, dans un sens, à me mettre au monde. La vie somme toute agréable que j'avais menée jusqu'alors me laissait insatisfait. Je me sentais tourner en rond. J'étais un chantier informe, un puzzle incomplet. Quand je décidai de sortir du bois de Vincennes où je m'entraînais pour courir les plus lointains faubourgs, je découvrais en même temps la traduction ; quelques années plus tard, ce sont mes virées dans les banlieues perdues qui m'ont conduit à l'écriture, aux notes de voyage d'où est sorti mon premier livre. Entre-temps course et écriture furent étroitement liées, devenant écho, métaphore l'une de l'autre. En écrivant j'explorais pas à pas, laborieusement, des régions nouvelles et obscures, je m'égarais, me retrouvais, butais dans des impasses ; en courant je déroulais un fil, je dessinais ma trace, revenant sur elle, me corrigeant, cherchant le parcours idéal toujours approché, jamais atteint — à l'image de la phrase parfaite.

Je sortais en toute saison, mais c'est en hiver que je me revois courir, bipède minuscule dans d'immenses plaines de froid, mon corps peu à peu dégelé par l'effort, créant autour de lui une bulle de chaleur ambulante, un petit été perso, instant d'éternité. Je fus alors invulnérable, infatigable. Je connus des bonheurs profonds, légers, lumineux comme celui d'écrire, seul dans les rues désertes avant l'aube, courant vers le bout de la nuit.

Alors on ne tâtonne plus, on n'hésite plus, on progresse lentement et sûrement et peu à peu le royaume s'agrandit ; on avance dans un rêve, plus éveillé que jamais ; tout près de décoller du sol, on ne s'est jamais senti si proche des choses ; le jour va se lever là-bas sur d'humbles paysages transfigurés, frontière mouvante, avant-pays de l'Eldorado où nous attend quelque secret inouï, où l'on va entrevoir — cette fois c'est sûr — on ne sait quel graal immatériel.

Cela ne peut pas durer. C'est l'heure, on fait demi-tour juste avant que l'énergie et l'euphorie s'effilochent. Plus tard, les années se faisant lourdes, on doit réduire les distances. Troisième âge, bonjour. Désormais je trottine autour de chez moi ; je ne voyage plus que juché sur ma prothèse à pédales, isolé du sol, simple spectateur ; mes pieds et mes mains glacés en hiver me le confirment : je suis redevenu mortel.

Ainsi soit-il. Restent la mémoire et l'écriture, alliées fidèles, assaisonnement des heures fades, providentielle cinquième saison, qui en brouillant un peu le temps mettent une pincée d'été dans l'hiver qui vient.


Fred Rohé, "The zen of running", Random house.
Instant d 'éternité.


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(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°42 en mars 2007)