Naguère encore je me moquais des pisseurs de copie. Quelle vanité, pensais-je, que de remplir des centaines et des milliers de pages, comme si les lecteurs avaient tout ce temps à nous consacrer ! Comme si ce que le plus génial des auteurs peut nous offrir de vraiment fort et neuf tenait en plus de cinquante feuillets !
Et voilà que je tourne mal, comme les autres. Je noircis des pages à une cadence accélérée. Deux livres parus, deux dans mon tiroir, ce Journal en cours, d'autres notes sur divers sujets, Grèce, traduction, portraits d'écrivains, choses vues, choses imaginées, des articles, des préfaces, des lettres par centaines... Pisseux moi aussi. On croit d'abord qu'on a épuisé la veine, et au contraire chaque mot en appelle d'autres, ça prolifère comme une tumeur.
Bref, j'admire plus que jamais Beckett. Cette extraordinaire force de freinage qu'il a sans cesse perfectionnée. Je pense à cette amie qui vient de s'appuyer, la pauvre, la biographie dudit Beckett. Elle a bien souffert. Mille pages sur la vie de Beckett ! Admirable monstre ! Sommet de l'absurdité ! Le livre le plus bavard sur l'auteur le plus laconique. Le récit exhaustif de la vie d'un homme qui méprisait sa vie. Tant de soin, tant d'amour peut-être (encore que...) pour un livre à la gloire d'un type qui aurait hurlé de rage en le lisant. À moins qu'il n'ait ricané, admiratif, devant une aussi parfaite dérision.
Je ne lirai pas cette bio. Je ne l'ouvrirai même pas. Trop dangereux. C'est drôle, ça ne me gênerait guère d'apprendre que X ou Y, écrivains que j'admire, étaient des crapules ou des nuls, mais Beckett, pas touche ! Ce type-là — je sais, c'est puéril — il faut que je puisse l'admirer. En faire un saint jusque dans sa vie.
(Pas envie de me demander pourquoi. Dois-je toujours me rendre des comptes ?)
(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°41 en février 2007)