Pendant des années j'ai rêvé d'écrire une nouvelle dont le héros fait la cour à des femmes laides. Un bon Samaritain ? Sans doute, mais ce n'est pas tout : la laideur l'attire. Cette histoire, je ne l'écrirai pas, l'ayant déjà fait de façon indirecte et inconsciente — au début du moins — dans Le bout du monde, avec les maisons dans le rôle des femmes. Je ne parle que de ça : la beauté cachée dans la laideur. C'est peut-être la seule beauté qui me convienne, qui ne détruit ou n'asservit pas. J'ai peur de la beauté. J'ai tort : elle n'est pas si puissante, si terrible. Elle-même est plus froussarde que moi ! Elle craint, dit-on, le mouvement, qui déplaçant les lignes finira par l'abolir, ou l'atténuer. Les femmes les plus éblouissantes sont celles qu'on entrevoit. Le plus beau visage, tôt ou tard, vu sous un mauvais angle ou le temps d'une grimace, est condamné à décevoir. Le visage laid, lui, n'a rien à perdre. Il ne peut offrir que des divines surprises, des éclairs miraculeux.
J'aime la beauté fragile, intermittente, imprévue. Dans l'écriture comme dans la vie. La beauté vient quand on ne l'appelle pas. Qui veut faire beau ne fera que joli. Les auteurs que j'aime, j'en suis sûr, n'avaient qu'un but : écrire de façon juste et simple. Baudelaire, que par ailleurs j'adore, m'agace quand pour jouer à l'esthète, à l'anti-bourgeois il dissocie le Beau, le Vrai et le Bien : il aurait aussi bien dit, dans d'autres circonstances, pour emmerder d'autres têtes de turc, que le Beau et le Bien sont des synonymes du Vrai. J'aime cette petite phrase que lança un jour un ingénieur, je me la conserve dans un petit médaillon mental : «La vérité technique est toujours belle».
(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°41 en février 2007)