PETIT HOMME


En Grèce le mois dernier, quittant la petite chambre d'hôtel avec E. sur le coup de minuit, ébloui, titubant, oublié d'éteindre la lumière. Je suis remonté exprès.

Il y a là sûrement un réflexe d'animal, un besoin de brouiller mes traces, de semer les chasseurs. (De même, au lycée, je me sentirais mal à l'aise de ne pas effacer le tableau en partant, craignant qu'un collègue ne lise mes conneries.) Et puis je ne sais pas gaspiller. J'ai passé des années de vie familiale à éteindre et fermer derrière les autres. Je n'arrive pas à jeter la nourriture. J'entasse des tonnes de papier brouillon dont je ne me servirai pas. Mais la raison la plus secrète, c'est sans doute ce désir qui grandit semble-t-il en moi, un rien pervers, et que je comprends mal, contre quoi je ne sais si je dois lutter ou laisser aller : devenir invisible.

À la sortie de l'hôtel, tout de même, je me suis engueulé. Quelle mesquinerie ! Pas foutu de te laisser un peu aller, un soir de fête ! Ça t'aurait coûté quoi ? Ce n'était pas beau, cette chambre vide illuminée, comme si le corps d'E. et vos cris l'éclairaient encore ? Comme si elle attendait votre retour ? Comme si elle vous appartenait désormais un peu ?

Rigide, le mec. Enfermé dans son rôle. Même si je n'échangerais pas ma place, j'envie parfois mes antagonistes, les excessifs, les prodigues, les flamboyants. Quelle générosité (au moins avec le bien des autres), quelle passion ! Valéry a dit que le monde avance par les extrêmes et se maintient par les moyens. Je suis, je serai toujours, quoi que je fasse, au juste milieu. Dans le meilleur des cas, marginal du centre. Satisfait de jouer un rôle si utile, je me désole de son manque de prestige. Un Moyen... Comment frimer avec ça ? poser à l'artiste ? bluffer les femmes ?



*  *  *

(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°41 en février 2007)