C'est quoi cette musique ? Ça démarre en solo de flûte élégiaque genre Poulenc, mais très vite on sent que non, la phrase est trop sinueuse, errante, elle ne sait où elle va, tourne un peu en rond comme suspendue, entre Schoenberg soft et Honegger dopé, avec une touche de Stravinsky peut-être, et pour finir ça ne ressemble à rien.
C'est une pièce de Georges Enesco, la Symphonie de chambre opus 33. Enesco, je le connais à peine. J'ai entendu de lui des morceaux brillants, tout ruisselants de folklore roumain. Rien de tel ici : une méditation lente, retenue, austère, discrète. C'est beau ? Ça me plaît ? Je n'en sais rien. La question n'est pas là. Plus je l'écoute et le réécoute, ce quart d'heure de musique, plus je ressens son mystère : complexe, raffiné, c'est une œuvre savante qui vue sous un certain angle avance avec un calme souverain, mais qui en même temps semble sombre, inquiète, hésitante ; dense, mais fuyante ; des motifs reviennent obstinément, mais sans vraiment former des thèmes ; on dirait que la musique ne cesse d'en chercher un, qu'elle monte vers lui ; qu'elle remonte sans cesse la même pente, et retombe. Et c'est cela qui m'attire en elle : on la voit chercher, jamais je n'ai vu la musique chercher à ce point, contempler (ou entrevoir, ou tenter d'entrevoir), aux confins des territoires connus, quelque terre nouvelle, dans une espèce de crépuscule ou d'aube indécise, on ne sait.
Me frappe sa solitude. Cette voix qui ne ressemble à nulle autre. Ce qui rend la Symphonie si étrange, c'est en partie son instrumentation insolite : douze instruments disparates dans une orchestration à la Webern, raréfiée, par touches isolées, où les voix ne se fondent pas, où chacun s'expose à son tour en tournant le dos à ses compagnons — piano taciturne, un cor ou une trompette soudain, à contre-emploi, solos de violon brefs, désolés — comme s'ils voyageaient ensemble sans se connaître.
Je consulte mes histoires de la musique, Massin, Vuillermoz et consorts : presque rien sur Enesco. Né en Roumanie en 1881, il a beaucoup fréquenté Paris où se termina son existence. Il fut très célèbre, dans l'entre-deux-guerres surtout, comme violoniste et pianiste ; le virtuose a éclipsé le compositeur. La Symphonie de chambre, sa dernière œuvre achevée, son testament, composée en 1954 à l'âge de soixante-treize ans, créée l'année suivante à Paris quelques semaines avant sa mort, n'est presque jamais donnée depuis, ce qui est dû à son effectif instrumental peu courant, mais aussi, je suppose, à sa situation bancale : trop singulière pour les amateurs de classique, trop pâlotte pour les fans de Stockhausen. Les textes sur Enesco que j'ai lus la mentionnent à peine.
Je l'écoutais depuis peu, inlassablement, quand au hasard d'une promenade j'ai trouvé aussi une trace matérielle du compositeur : non loin de chez moi, en remontant depuis la Seine la rue en lacets vers Bellevue, cinquante mètres avant l'ancienne maison de Catherine Viaud, à l'entrée d'une impasse, une grande baraque riche d'allure sévère et triste, entourée d'un jardin derrière des grilles. Elle a appartenu au maître, nous dit une plaque, pendant les trente dernières années de sa vie. Dans toute la région il n'y guère de coin plus tranquille. C'est là sûrement qu'Enesco a composé son œuvre ultime, à qui cette maison et ce lieu ressemblent tant ; aux portes de Paris qui s'étale en contrebas, mais à l'écart du monde, dans le silence et un début d'oubli. J'aurais presque pu, dans ma petite enfance, apercevoir le vieil homme sortant de chez lui, ou même, l'été quand on ouvre les fenêtres, entendre au passage des bouffées d'une musique inconnue, mais Catherine Viaud est arrivée un an après sa mort.
L'endroit est désormais désert. J'y passe de temps en temps, trottinant dans la rude montée jusqu'aux demeures des deux fantômes, mais la visite n'a rien de funèbre : après avoir salué, tout suant, l'acharné vieillard griffonnant sur ses dernières portées, je tourne dans l'avenue, léger soudain dans la descente, courant comme un jeunot vers ma grande maison à moi, impatient de reprendre mon chemin de mots, de chercher moi aussi, chercher on ne sait même pas quoi, jusqu'à mon dernier souffle.
La maison d'Enesco à Meudon. |
(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°41 en février 2007)