VIEIL ANGE


Maurice Denis n'existait pas. Mes yeux glissaient sur ses toiles, courant vers les Gauguin, les Bonnard. Et voilà qu'il y a trois ans, dans une revue, je tombe en arrêt devant ses Arbres verts.

D'abord, les couleurs : vert vif, mais doux de grands troncs d'arbres minces, géants dont on ne voit que les jambes ; plus loin, lueurs de ciel bleu, nuages blancs ; entre les arbres un peu penchés qui lentement les accompagnent, marchent des jeunes filles voilées, dans de longues robes d'un rose inconnu, ni bonbon, ni fleur, ni chair, ni layette, un peu de tout cela mais en sourdine — un rose chuchoté.

L'une des rosières s'est détachée du groupe, s'est rapprochée (debout ? à genoux ?) d'un ange dont un muret la sépare. Un ange non pas éclatant ou terrible, mais à peine plus grand qu'elle, du même rose, autant dire de même substance ; les courbes des grandes ailes, des corps, de leurs vêtements se répondent ; ces deux êtres n'ont pas besoin de mots.

Ce tableau me trouble. Peu à peu je comprends pourquoi : je suis dedans, doublement. Des deux côtés du muret. Je suis resté — au moins quand j'écris, quand je lis — l'adolescent, l'ignorant qui cherche, qui avance vers une lumière, et en même temps je deviens l'autre, l'immobile qui voit passer en procession les jeunes âmes dont l'une, parfois, fera un pas vers lui. Je suis un apprenti qui enseigne, je lis et je suis lu, à la fois freluquet et vieillard, enfant voilée, ange aux ailes déployées. Juste assez dans la peau de l'ange pour comprendre le peu de chose qu'il est : qu'a-t-il de plus que l'humble créature face à lui, dont le visage sous le voile, peut-être, rayonne plus que le sien ? Lequel des deux donne le plus à l'autre ? Lequel est le plus dans le besoin ? Un ange mendiant, pourquoi pas... Tant qu'à faire, j'imagine un dieu pauvre, guettant la clientèle, démuni, fragile — plus digne d'amour, de respect, plus intéressant que les brutes autocrates qui encombrent aujourd'hui le marché.

Le peintre n'a jamais vendu ses Arbres verts. Il les a gardés chez lui jusqu'à sa mort.

Je cherche à voir d'autres tableaux de lui. Rien à la FNAC. Tous les livres consacrés à son œuvre, épuisés. Comment croire qu'au musée d'Orsay trois ans plus tard les trompettes de la gloire sonneront de nouveau pour Maurice Denis ? Que mes Arbres verts s'afficheront dans les couloirs du métro ? Je finis par dénicher un catalogue à la médiathèque de Sèvres, où se trouvent la fameuse toile et d'autres qui lui font écho, peintes à la même époque : différentes scènes entrevues sous de grands arbres encore, comme si le peintre cherchait obstinément, dans une forêt sans cesse plus étendue, le même secret tout proche et fuyant.

Cet homme, décidément, m'intrigue. Certains de ses tableaux sont une pure caresse, un bonheur visuel profond. Les Pins à Loctudy, bleus et mauves à vous faire fondre. Le combat de Jacob avec l'ange, dans la pénombre : combat ? lutte amoureuse ? Où est Jacob, où est l'ange ? Les Nymphes, mêlées aux baigneuses d'il y a un siècle sur les bords de Seine à Port-Marly, donnant à voir un âge d'or si présent que le paradis n'est plus perdu — on le touche. Des dizaines d'autres toiles où notre humble monde et un monde idéal, grâce fugitive, communiquent. Puis, à côté, une foule d'œuvres fades ou carrément hideuses. Les grands moments datent de 1890-95 (il avait entre vingt et vingt cinq ans ; les Arbres verts sont de 93), mais à cette époque, déjà, quelques toiles détonent ; plus tard, inversement, on retrouve le charme ancien par éclairs dans un fatras d'œuvres habiles et glacées, tandis que les plus fortes — et les Arbres verts eux-mêmes ! —, certains soirs...

Bien des toiles denisiennes oscillent ainsi jusqu'au vertige entre délice et nausée, miracle et insignifiance. Moment magique : tout est au bord de virer au mièvre, un cheveu ferait tout basculer. Ces toiles bien sages y gagnent une fièvre, un frémissement bienvenus. Comme chez Bobin — bien qu'il y ait en Bobin quelque chose de faux, de forcé, tandis que chez Denis je pressens une franchise absolue, des doutes et des douleurs cachés.

Parfois je reprends conscience. Je m'apostrophe, Tu n'as pas honte ? Ringard, ton type ! Catho cucul, sulpicien, New Age, réac, infréquentable ! Songe au moins à ta réputation ! Ne t'expose pas, reluque ses toiles si tu veux, mais n'écris pas dessus !

Hélas, je ne m'écoute guère. La voix feutrée de Maurice Denis couvre mes cris. J'ai reconnu en lui une sorte de grand frère plus doué. Plus habité par son art. Comme lui je mène une vie studieuse et douillette en un bel ermitage sur des hauteurs suburbaines (un peu moins nobles que son Saint-Germain). On a écrit de lui : «Il ressemblait à une jeune fille qui n'a jamais quitté sa mère, et ses œuvres donnent la même impression» ; ce portrait pourrait être le mien. Denis ne fut qu'une étoile filante, un génie avorté, mais s'il était plus parfait, le sentirais-je aussi proche ? En voyant telle ou telle de ses premières toiles, parfois, j'ai l'impression qu'elle montre la voie, qu'elle fait entrevoir le mystère, qu'elle chuchote au demi-sourd que je suis la fin de mes phrases à jamais inachevées.


Métro Pont de Sèvres, décembre 06.
Maurice Denis, Les arbres verts.


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(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°40 en janvier 2007)