NE BOUGEONS PLUS


J'ai pourtant fait un effort. À vingt-quatre ans j'ai quitté le nid familial, comme il se doit. Exilé de l'autre côté de Paris — autant dire aux antipodes, ou sur la face cachée de la lune —, j'ai convolé, fait des enfants. Je savais obscurément que cela ne pouvait durer. À cinquante ans, j'ai craqué. Je suis revenu vivre à côté de chez mes parents, puis, après leur mort, dans la maison même où j'avais grandi. La boucle est bouclée : je m'installe ce soir dans la pièce qui fut — avant que mes parents y dorment durant un demi-siècle — ma première chambre d'enfant.

Ces derniers temps je me remue moins. La Grèce désormais se trouve à des années-lumière. Les virées à New York ressemblent à des rêves, à des scènes de roman. Les frontières du monde connu sont les villes que j'atteins encore à vélo, Rambouillet, Montfort-l'Amaury, Pontoise.

Sédentaire, propriétaire, je fais triste figure à côté de mon opposé, le Nomade. Qu'il est beau, l'Homme Libre ! L'Arthur aux semelles de vent ! Il ne possède rien et le monde lui appartient. Il court, il vole, moi je rampe. Lourd, frileux, poussiéreux.

Des lectrices fidèles m'ont envoyé la page la plus propre à me remonter dans mon estime : un éloge de l'immobilité signé Paul Gadenne, bien fichu ma foi, quoique évidemment paradoxal et spécieux. Il ne fallait pas, chères amies. Mon encroûtement me fait honte, c'est vrai, comme une rechute, un vice invétéré, mais la honte, après tout, je ne vis pas trop mal avec. C'est sans doute ça, la vieillesse : accepter.

Je suis ringard. Je ne verrai jamais le Kremlin, le Taj Mahal ou Tombouctou, mais ce soir de septembre 2006, allongé dans le grand lit, lumière éteinte — seul, mais dans quelques semaines j'aurai New York à mon côté —, je voyage à ma modeste façon : dans le temps. Chaque objet dans chacune des chambres chuchote ses vieilles histoires. Mes parents sont là, plus jeunes que moi aujourd'hui, presque aussi jeunes que mes grands enfants. Ma tante se trouve mal, on l'allonge sur mon lit, décembre 1953, elle est enceinte. Ma mère meurt l'an dernier dans cette même chambre, je suis près d'elle. Ma grand-mère à l'étage au-dessus en 1962, je suis loin. Mon arrière-grand-père adoptif en 1941 dans l'une des pièces du bas, je ne suis pas né. Rien de pesant dans ces pensées funèbres : tous trois ont eu la chance d'échapper à l'hôpital, et puis les fantômes sont par nature légers, transparents, les anciennes images n'effacent pas l'heure présente. Je lis toutes les couches du palimpseste à la fois. Il faut même une opération consciente, comme de chausser des lunettes spéciales, pour faire venir au premier plan le temps jadis. J'ai presque tout changé dans la chambre afin que le passé n'étouffe pas le reste. Sous la moquette de mes parents et mon vieux linoléum qu'elle avait caché, nous avons vu apparaître un parquet inconnu, en parfait état, très ancien et tout neuf. Il craque, on se croirait dans un de ces bateaux en bois d'autrefois. Une nef immobile. Plus tard tout changera encore, je le sais, et cela est bon, rien ne m'appartient à moi non plus, pas même cette grande maison dont je ne suis que le gardien provisoire.

Je sens que je vais bien dormir. Pas comme cette nuit de mon enfance où la maladie m'avait tenu en éveil jusqu'au matin. J'entendais la pendule, de l'autre côté du square, sonner les heures et les quarts d'heure. Elle ne sonne plus depuis longtemps. Tout petit, la nuit, j'avais une peur panique du bouton ovale de la fenêtre, dont les volutes dessinaient un visage grimaçant. J'appelais : Maman ! J'ai peur de Monsieur La Fenêtre ! Le bouton est toujours là, mais si je distingue encore le visage, je ne comprends plus l'ancienne terreur. Est-ce un progrès ? un recul ?

En ce temps-là, quand je trouvais le sommeil, je faisais souvent d'affreux cauchemars. Plus aujourd'hui. Les insomnies aussi se font rares. Voici le sommeil qui vient, ce cadeau, cette merveille. Laissons venir. Ne bougeons plus.


Pratiquement rien de changé...


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(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°39 en décembre 2006)