PAGES D'ÉCRITURE
N°39 Décembre 2006
Je rentre de Mongolie où pendant dix jours j'en ai salement bavé dans le désert ! Pour un type qui hait la vadrouille... J'accompagnais Peter Fleming, dont le Courrier de Tartarie, racontant une virée de plusieurs mois entre Pékin et l'Inde en 1935, est un classique du genre.
Je devrais détester ça : les récits de voyage m'emmerdent autant que les voyages. D'autant que Mr Fleming n'a pas choisi les coins les plus riants... Ses plateaux sino-mongols, désolamment vides, sont la plus parfaite incarnation terrestre du néant, et quelques rencontres savoureuses mises à part il ne se passe presque rien hormis la faim, la fatigue ou les bobos des chevaux et des chameaux. Pourtant l'auteur soutient que cette longue punition fut une jouissive aventure, et il nous en convainc, le bougre ! Et on en redemande ! Il nous tient en haleine, nous amuse, nous émeut par ses notations, ses images délicieuses — by Jove, quelle plume ! Fleming est l'une des incarnations multiples de l'Anglais voyageur qui hantait la planète autrefois, excentrique, impavide, indomptable, protégé des agressions du monde par l'armure la plus solide en même temps que la plus légère : l'humour. (En existe-t-il encore, des comme ça ?) Mais le plus beau, c'est que cet humour-là n'empêche nullement la ferveur. Fleming nous laisse entrevoir que sa longue marche est aussi un voyage intérieur, et sa leçon d'écriture une leçon de regard et de vie. Voir ses éloges de la lenteur, le passage saisissant sur le voyage comme retour aux temps anciens, au contact avec les choses. Avec l'essentiel.
Chez quel éditeur, ce livre salubrissime ? Phébus, of course.
L'auteur en plein voyage. |
Pas calmée, la bougeotte au volkonaute ? Alors une virée en Molvanie s'impose. Ne cherchons pas la Molvanie sur la carte : ce petit pays violemment balkanique n'existe que dans un petit livre, La Molvanie, pondu par une bande d'Australiens sans scrupules et paru en V.F. chez Flammarion. Cette parodie de guide touristique est d'une rare cruauté : à côté de cette Molvanie, trou du cul du monde, l'Albanie prend des allures de Suisse allemande. Plus arriéré tu meurs. La couverture hideuse, donne le la, et le reste tient ses promesses. Je n'irai pas jusqu'à soutenir que le comique des auteurs est toujours d'une délicatesse arachnéenne, mais j'avoue avoir bien rigolé, parfois même à des effets assez fins, comme au début de l'introduction, p.8 — non, je ne cite rien, allez voler le livre et sirotez-le chez vous en même temps qu'un verre de zeerstum, l'eau-de-vie locale à base d'ail ! Buuuurp... heuark... chplof.
Dans le même genre, en moins corsé, Pamukalie, pays fabuleux, signé par un certain Eugène et paru en 2004 chez Autrement. Cette Pamukalie, aussi fabulée que fabuleuse, est coincée entre Turquie et Syrie, un coin qui vaut largement les Balkans... Mais ce faux guide-là, doucement farfelu, se distingue par une invention, une poésie étonnantes qui eussent charmé, sans doute, Borges, Perec et pas mal d'autres... Mérite un détour, comme on dit chez Michelin.
Dessin de Bertola. |
Curieux de voir Borat, le film-phénomène qui sort ces jours-ci, où se trouve agressé un vrai pays, le Kazakhstan ! La charge, dit-on, est terrible, et je m'étonne qu'on puisse compisser les Kazakhstanais impunément alors même que la moindre ébauche de plaisanterie sur un Arabe ou un Juif, ces derniers temps, amène des émeutes et des morts.
Non, ce n'est pas moi qui vais lancer une fatwa contre Larry Charles (metteur en scène) et Sacha Baron Cohen (interprète) ! Je me réjouis, au contraire, de voir moqués des comportements archaïques et violents, d'où qu'ils viennent — de plus ou moins à l'Est ou de plus à l'Ouest que nous... Je me dis simplement que derrière toutes ces justes dénonciations se cache — car rien n'est jamais simple — une arrogance d'Européen nanti et donneur de leçons qui devrait normalement donner des boutons aux tiers-mondistes de base. Ohé, les gars, vous roupillez ?
Et dans notre petit hexagone, quoi de neuf ?
À la une des journaux, les Prix Littéraires. Magouilles et mauvais théâtre, les journaux eux-mêmes en conviennent : les prix ne valent pas la peine qu'on en parle. Pour nous dire ça ils en parlent plus que jamais.
Je suis, quant à moi, l'homme qui n'a pas lu Les bienveillantes du wonderboy Jonathan Littell, doublement couronné, je ne sais plus par quels jurys. Je l'avoue avec une fierté imbécile — ce gros pavé, après tout, c'est peut-être bien tout de même, bien qu'à lire le résumé on ait l'impression d'un défilé de poncifs.
Aucun article sur aucun des primés ne m'a donné d'envies de lecture ; sans doute serai-je plus heureux l'an prochain ?
Sylvie Aymard n'a pas eu de prix. Il est vrai qu'elle publie chez un éditeur, Maurice Nadeau, plus riche en savoir-faire qu'en faire-savoir. Ce premier roman s'appelle Courir dans les bois sans désemparer, un beau titre, la presse en a dit beaucoup de bien, allons voir. C'est l'histoire d'une jeune femme pas très gâtée par la vie, plutôt mal dans sa peau, qui va vivre un grand amour, mais qu'est-ce qui me prend ? Je raconte l'histoire comme si j'étais salarié dans les journaux, alors que ce qui compte avant tout dans un livre vraiment écrit, comme celui-ci, ce n'est pas l'anecdote, mais la façon dont ça avance, dont ça bouge et respire. Et là on est servi. Voilà un véritable écrivain, de ceux dont la phrase nous mène aussitôt par le bout du nez. Les phrases plutôt : courtes, avec juste assez de jeu entre elles. Un séduisant mélange de fragilité et de sûreté. L'histoire est tout sauf gaie, mais j'ai couru dedans d'un bout à l'autre avec un vrai bonheur, les poumons pleins d'air frais.
Prix (suite et fin). Une chose m'a frappé : l'absence totale, même dans les toutes premières listes, du livre-phare de la rentrée : Tumulte de François Bon (Fayard). D'accord, ce n'est pas vraiment un roman — même si l'auteur le sous-titre ainsi et le justifie habilement. Mais je comprends qu'il soit dangereux d'évoquer ce bouquin, tant il écrase tout le reste.
Nouvelle expérience de Bon, nouveau défi : écrire un texte par jour pendant un an. On accompagne donc l'auteur dans le présent de ses voyages sans fin, cours, conférences, lectures, ateliers d'écriture devant tous les publics possibles, paysages aperçus, rencontres avec des gens inconnus ou connus (Gracq et Bergounioux superbes, Tournier puant), récits de rêves, à quoi s'entremêlent le passé des souvenirs mais aussi le futur, avec des pages science-fictionesques ou fantastiques. Autoportrait et en même temps portrait du monde (de sa face brouillée, sombre, sale, souffrante), ce gros livre est un voyage, un atelier, un chantier, une centrifugeuse énorme qui brasse tout dans un grand tumulte — Bon a trouvé là son plus beau titre, qui pourrait servir pour toute son œuvre. Un tumulte extérieur et intérieur, un texte à la fois centrifuge et centripète, tourbillonnant et contemplatif : entre deux virées cet homme s'arrête pour faire le point, il se cherche en même temps qu'il cherche le monde, se retire en lui-même et tâche d'en sortir, se contraignant à «aller où [il] ne sait pas, contre [ses] propres savoirs et techniques», ébranlant à grands coups «la fausse paroi qui sépare les livres et le réel». On sent tout cela écrit dans l'urgence, on ne cherchera pas ici de phrases bien léchées, bien polies, mais Bon travaille comme on peint les fresques, sans repentir, avec sûreté, en pleine possession de sa langue violente, si rudement belle.
On peut lire Tumulte à grande vitesse, comme il fut écrit, mais on perdrait beaucoup à ne pas le lire. On en sort abasourdi, hors d'haleine, en se disant, Bon est irremplaçable, Bon est notre tête chercheuse, mais qu'est-ce qu'on va bien pouvoir lire après ça, qui ne paraisse pas insipide et vain ?
Alors passons aux images.
J'ai un petit problème avec Van Gogh. Sans doute le snob que je suis, qu'attirent les auteurs secrets, les cercles confidentiels, est-il effarouché par la cohue d'adorateurs se bousculant autour du génial Vincent. Cette agoraphobie littéraire est ce qu'on peut appeler l'effet Delerm : Philippe Delerm (sûrement pas un génie) publie des petites chroniques dans la revue de la NRF et les intellos trouvent ça charmant ; il les réunit en volume, le grand public se rue là-dessus et aussitôt les mêmes happy few crachent méchamment sur la gentille Première gorgée de bière...
(Cette digression pour retarder le moment d'affronter l'intimidant Grand Peintre.)
Me gêne aussi cette vie mélodramatique de Van Gogh : aide-t-elle à voir les tableaux, ou s'interpose-t-elle comme un écran ?
Mais voilà ces réserves balayées par un livre : Van Gogh, l'œuvre complet — peinture, chez Taschen. Je n'en crois pas mes yeux : 750 pages grand format (21X27), presque toutes en couleur, pour la somme dérisoire de 30 € (il y a même une édition de taille réduite pour les fauchés).
Pour vraiment rencontrer Van Gogh il faut avoir devant soi, comme ici, toutes ses toiles ensemble. Une quantité incroyable. Presque une par jour à certaines périodes. On est saisi, submergé. Surprise : la variété des approches. Chaque toile est visiblement, obsessionnellement de lui, mais chacune, avec frénésie, va chercher ailleurs. Ce faisant Vincent trouve des couleurs incroyables. J'avais ses jaunes dans l'œil ; je découvre ses bleus fabuleux.
Autre révélation : les séries d'autoportraits, repris avec une insistance, une intensité effrayantes.
Vincents. |
Maurice Denis superstar ! D'où sort-il, celui-là ? Une grande expo pour lui tout seul au musée d'Orsay, un tas de publications pour cette œuvre, un peu molle et douillette sans doute, qu'on croyait voir s'éloigner vers l'oubli sans bruit sur la pointe des charentaises. J'en reparlerai le mois prochain, de ce Denis ressuscité : je sais de moins en moins que penser de ce peintre qui nous a laissé des toiles quasi sublimes, des croûtes infectes et quelques tableaux dont je me demande de quel côté ils penchent...
L'Artiste avec son épouse bien-aimée. |
Maurice Denis fut le plus pieux des peintres. Pour lui plaire, vaticanons un peu.
Le Souverain Pontife actuel, nous dit-on, est un cerveau de première force. Il y a donc un plan hypersubtil, d'une intelligence diabolique, derrière ses derniers exploits, tels que sa déclaration sur l'islam et son rétablissement de la messe en latin, qui aux yeux des médiocres que nous sommes ont tout l'air de conneries foireuses.
Que le pape dérape, qu'il ridiculise l'Église, mais qu'en ai-je donc à cirer ? Je ne crois plus au Grand Barbu, je n'ai même jamais été catho ! Pourtant, me voilà triste une fois encore, comme chaque fois que la religion me déçoit. Sans doute était-ce une belle idée, le christianisme. Et je garde un reste de tendresse, en toute charité, pour les disciples actuels de Jésus : certains d'entre eux, sans doute, n'ont pas tout égaré du message lancé voilà deux mille ans...
L'un des messieurs du journal Le Monde, économiste médiatique, écrase de son mépris les petits pays comme le nôtre qui essaient vaguement de limiter la pollution. Les accords de Kyoto, toute cette foutaise, à quoi bon, puisque les gros, USA ou Chine, s'assoient dessus ?
On n'en voudra pas au Monde de publier pareil raisonnement — d'une pauvreté si éclatante que nul ne se laissera séduire, sauf les industriels pollueurs et les simplets. Laissons les philosophes démolir l'argument et posons une simple question : Monsieur Machin (oublié son nom), voterez-vous en mai prochain ? Oui ? N'en faites rien, malheureux ! De quel poids pèsera-t-elle, votre petite voix de merde, à côté des millions d'autres ?
Quant à moi, chaque fois que je vote, que je signe une pétition avec une poignée d'autres zinzins, que j'éteins maniaquement la lumière derrière moi ou repêche un bout de papier dans la poubelle A pour le jeter dans la poubelle B, j'ai une conscience aiguë du dérisoire de la chose. D'accord, M. Machin, je suis une fourmi ridicule, impuissante. Je fais seulement le pari que les fourmis peu à peu feront des petits, et qu'à la fin elles boufferont les éléphants tels que vous et vos amis si lourds.
Au lycée de Chèvres comme ailleurs, quelques fourmis obstinées construisent petit à petit l'Europe. Le premier concours national eTwinning, dont le but est de promouvoir les échanges européens, a vu un groupe de nos élèves, emmené par mon collègue Czeslaw Michalewski, arriver deuxième dans la catégorie Lycée pour son projet Europe, Éducation, École. La bannière bleue étoilée, entre-temps, flotte à l'entrée, narguant les nationalistes de tous bords, déclarés (à droite) ou honteux (à gauche).
Le 1er (ou le 2) janvier, les rescapés des réveillons pourront soigner leur gueule de bois avec une camomille à la Maurice Denis ou des herbes grecques secrètes infusées par la magicienne Zyrànna Zatèli. On lira quelques livres, on ira un peu au cinéma, on écoutera de jeunes chanteurs, puis il sera temps de retourner à l'école ; on y entendra les désastreux bons conseils d'une Marie-Antoinette à un jeune prof en 1970...
(réponse sur le numéro de la citation...)
Un aigle peut voler aussi bas qu'une poule.
Plus les professionnels de la politique te répugnent et moins tu as le droit de te désintéresser des actes qu'ils commettent.
Il y a des services si grands qu'on ne peut les payer que par l'ingratitude.
Le désir naît d'une connaissance imparfaite.
Capricornes, grandes bêtasses, en gardant le nez collé à votre horoscope débile dans les transports vous ne voyez pas le type mignon en face qui vous dévore du coin de l'œil. Aguichez-le plutôt en lisant un bon livre, qui en vous remplissant d'aise vous donnera l'air épanoui — donc désirable. Un livre à la fois riche et facile d'accès — par exemple, ceux où Marie Chaix nous parle si bien d'elle-même et des siens : Les lauriers du lac de Constance d'abord, L'été du sureau ensuite, et il y en a d'autres !
Le mec aimera lui aussi. Sinon, laissez-le à sa lecture de L'équipe et trouvez-vous une femme, c'est plus sûr.
Jeune fille au carlin de Charles Burton Barber. Tiré de Les femmes qui lisent sont dangereuses, de Laure Adler et Stefan Bollmann (Flammarion). |