LE SOURIRE DE PIERRE


Je savais qu'il fallait faire vite. Pierre n'en avait plus pour longtemps. Quand je l'ai vu pour la dernière fois, chez lui à la fin de l'été, pour la traditionnelle réunion de ses amis, il était maigre et sans cheveux. Je n'ai pas compris tout de suite. Avec ma mère non plus je n'ai pas vu venir le pire, jusqu'à la toute fin — bel optimisme ou aveuglement affligeant ? C'est une amie, vers la fin de la soirée, qui m'a ouvert les yeux : il restait à Pierre quelques semaines, quelques jours.

Il a tenu trois mois.

Il n'avait pas soixante ans. En même temps, ce premier texte qu'il venait de publier faisait de lui, en écriture, un tout jeune homme ; il avait sûrement d'autres livres en lui, même si sa modestie le rendait discret. C'était le plus délicieux des hommes, de ceux qu'on voudrait garder précieusement. Pourtant je ne suis pas indigné du sale coup de la Faucheuse. La vie n'est pas un droit, mais une faveur. Les vieillards sont des veinards. La mort de Pierre Strobel ne m'apparaît pas comme un scandale. Ça fait mal, c'est tout.

Nous avons un peu parlé ce soir-là. Il s'est assis, avouant sa fatigue, disant que c'était grave mais sans s'attarder. Je ne change rien à ma vie, tant que c'est possible, a-t-il ajouté avec un sourire tranquille. Plus tard nous avons déclamé d'une seule voix en rigolant, selon notre rituel, les premiers vers de l'acte 1 de Boris Godounov, que nous avions découvert ensemble au lycée :


Yéscho adno, posliédnéié skazanié, i liétopis a'kontchéna maia...

Encore un dernier récit, et j'aurai fini ma chronique...


J'ai saisi quelques secondes trop tard, vieux gaffeur, le sens funèbre que prenaient désormais ces mots.

Face à celui qui s'en va, on ne sait que dire ni que faire. Je me souviens, dans de telles circonstances, d'avoir été naguère tragiquement nul. Avec Pierre, ce fut un peu plus facile : je pouvais au moins faire un petit geste en parlant à nouveau de son livre. Cela compte pour nous autres. Quelques lecteurs nouveaux, un vague semblant de survie en plus. J'ai sans tarder proposé à Pierre d'être encore une fois présent sur le site en novembre comme invité du mois. J'y publierais deux textes inédits et un troisième dont je lui passais commande — il n'a pas eu la force de l'écrire. Nous avons échangé plusieurs mails, qu'une pudeur imbécile m'empêche de reproduire. Je l'y retrouve tout entier, son humour intact. Il avoue la douleur, l'épuisement, toutes ses misères, mais sans insister, loin du gémissement mou comme de l'héroïsme raide. Il a trouvé la bonne distance pour en parler, et du même coup me fait faire des progrès. J'aurai maintenant moins peur d'accompagner les condamnés, et si je dois un jour avoir une fin du même genre, le souvenir de son courage souriant me soutiendra, peut-être.

Je ne pourrai pas rejoindre ses amis mardi au Père-Lachaise. En guise d'adieu, demain dimanche à l'aube, j'irai en pèlerinage à vélo, dans son bien-aimé XIIIe, sur le parcours du Critérium des Reculettes — les lecteurs d'À la Santé comprendront. Auparavant, j'aurai fait un crochet par le lycée Claude-Bernard où je l'ai connu. Curieusement, l'image de lui qui ces jours-ci m'accompagne est la toute première : dans la cour du lycée, un gamin de sixième à bouille ronde, aux yeux comme des billes derrière ses lunettes, hilare d'avoir reçu un avion de papier en plein front. Pierre Strobel : un sourire, du début à la fin.


Pierre Strobel
Pierre Strobel en 4e, 1960-61.


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(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°39 en décembre 2006)