LES MOTS DE MA MÈRE


Tout gamin, je parlais deux langues : russe avec mes grands-parents russes, français avec mes parents. Plus tard j'aimai l'anglais au point d'en faire mon métier. À trente ans je me suis jeté dans le grec avec passion et cette langue a fait de moi un autre homme. Aujourd'hui je pratique toujours le grec, de façon plus paisible ; mon anglais rouille doucement ; j'ai presque oublié le russe (même si je le sens qui remue encore en moi). Reste le français, ou plutôt les français : je m'aperçois ces jours-ci qu'à côté de ma langue usuelle, j'en ai une autre, secrète. Celle de ma mère.

Mon grand-père, Charles Volet, Suisse né au bord du lac Léman, vint en 1917 travailler à Sèvres (Seine-et-Oise) où il allait rester quarante-cinq ans. Sa fille Madeleine a toujours vécu en France ; elle parlait sans accent un français tout à fait francilien — à un détail près : s'y glissaient parfois des mots absents des dictionnaires. Des mots du pays de Vaud, terre de ses ancêtres, transmis par le père exilé ou par les oncles et tantes et cousins restés là-bas, rencontrés aux vacances.

Les mots de ma mère, maintenant qu'elle n'est plus là, je les cherche dans ses livres éparpillés aux quatre coins de la grande maison. J'ai rassemblé ainsi une demi-douzaine de glossaires. Glossaire vaudois... Le patois vaudois... Parler suisse, parler français... Le langage des Romands... Lexique romand-français... Dictionnaire des mots suisses de la langue française... Ces mots qu'on croyait voués à la parole, ces mots vivants, colorés, comme c'est curieux de les voir couchés noir sur blanc, affublés d'une orthographe, endimanchés, penauds. Les mots français dans les dictionnaires sont des oiseaux qu'on a vu cent fois se poser sur la page, puis s'envoler encore ; ceux-là ont des allures de papillons transpercés.

Est-ce bien toi, chenit, qu'on prononçait ch'ni ? Le garnement que j'étais faisait souvent du chenit, du désordre. Les étagères avaient des tablards en guise de rayons ; on poutsait les meubles ; on se débarbouillait avec une lavette ; sur le carrelage on ne passait pas la serpillière, mais la panosse dans le mouillon ; les crottes de bébé étaient des pétoles ; au jardin, le compost allait dans le ruclon.

Chacun de ces mots, petite madeleine, faisant remonter de très anciens souvenirs. Une poignée de mots. Vingt, pas plus. Pas de quoi faire une langue ? Eh bien si. De même qu'une goutte de présure fait prendre le lait, un seul mot insolite et tout change : l'ensemble du discours acquiert une couleur, une saveur, une consistance nouvelles.

La langue de ma mère était discrète. On ne la parlait qu'entre nous, les étrangers ne l'auraient pas comprise. Ses mots formaient un nid où il faisait bon chaud, où j'étais cajolé — cocolé. Ce refuge, c'était en même temps la Suisse romande et surtout le bordu (bord du Léman), lieu doux et protégé entre tous : l'un de mes oncles, puis ma mère étaient venus y sauver leurs poumons, d'autres y avaient échappé aux fureurs de la guerre ; nous n'allions là-bas qu'à la belle saison, chez des cousins qui semblaient vivre comme ils parlaient, avec une saine lenteur, dans ce pays tranquille où il n'y avait pas le feu au lac. Ces mots d'allure simple et rustique nous arrivaient d'une Suisse profonde encore un peu vivante alors : non le pays d'aujourd'hui avec ses banques, mais un vieux monde paysan où mon arrière-grand-père Henri, le vétérinaire, il y a juste cent ans, sillonnait les collines vaudoises pour soigner les chevaux et les vaches.

La langue maternelle n'était pas tout à fait non plus celle des glossaires. Ma mère aimait ces mots admirables, manoye (manivelle, anse, poignée), foutimasser (fabriquer, glander) ou piorne (femme geignarde) ; elle appelait parfois la bouillie ou le riz collant de la papette et les élections des votations ; dans ma petite enfance elle parlait de me réduire (me mettre au lit) ; mais chez nous on ne faisait pas de clopet (petite sieste), il n'y avait pas de bobet, de niolu, de toyoyot (divers nigauds) ; frouiller (tricher) n'existait pas ; au lieu de s'encoubler, de dérupiter, de s'éclaffer, on se prenait les pieds, on dévalait, on s'écrasait. Inversement, je n'ai retrouvé dans aucun lexique vaudois deux ou trois expressions de chez nous. Le bébé dodu que je fus, ai-je rêvé ? L'appelait-elle vraiment gros plot ?

Les derniers mois, trop faible pour se lever, elle disait ne pas avoir d'acouet (d'énergie, d'entrain). Un terme que j'entendais pour la première fois, qui remontait du fond du temps. Ma mère se rapprochait de son enfance. La boucle était bouclée.

Resté seul dans la grande maison, héritier unique de quelques mots, je les scrute, les soupèse avec un rien de gêne. Sans ma mère, ils semblent un peu perdus — comme ses lunettes posées sur sa commode, que je ne me vois ni garder, ni jeter, ni donner. J'ai ressenti le besoin de les écrire ici, ces mots, comme on garde une photo, comme on empaille un oiseau mort. Mais je ne souhaite pas trop les dire ou les entendre. Dans d'autres bouches, ils sonneraient faux. Ils perdraient cet éclat léger, cette aura venue de l'enfance — celle de ma mère dans l'entre-deux-guerres, puis la mienne dans les années 50. La langue maternelle mourra en même temps que moi, mais il y a là (serais-je un peu roillé ?) une bizarre douceur à se retrouver l'ultime dépositaire, à emporter un jour l'infime trésor dans la tombe, à le conserver entre elle et moi.


Chacun de ces mots, petite madeleine...
Juillet 1951.


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(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°37 en octobre 2006)