PAGES D'ÉCRITURE
N°37 Octobre 2006
Pas question d'avouer ici que moi, l'angliciste professionnel, je n'ai pas lu Tristram Shandy de Sterne ! Le joyau du XVIIIe siècle anglais ! Un bouquin joyeusement déconnant, toujours jeune, qui aurait toutes les chances de me plaire !
J'ai même fait pire que de ne pas le lire ; j'ai calé dès les premières pages, il y a vingt ans.
Pour tenter de calmer mon surmoi, je lis le résumé dans le Nouveau dictionnaire des œuvres en six volumes de chez Bouquins, cet usuel irremplaçable qui me permet souvent de frimer sur des livres que je n'ai pas ouverts. La honte persistant, je gagne en rasant les murs une des salles où l'on donne Tournage dans un jardin anglais, adaptation de l'inadaptable chef-d'œuvre. Seuls les Anglais, ces grands fous, pouvaient tenter pareil tour de force. Les scénaristes ont fait des prouesses, trouvant maintes équivalences rusées, dont celle-ci : transposer la pagaille qui règne dans ce roman sans queue ni tête en spectacle du tournage, hautement chaotique, de l'adaptation dudit. La mise en scène de Michael Winterbottom est efficace, les comédiens savoureux, on sourit, et même on se marre, jusqu'au bout.
Regrettons seulement que le réalisateur ait emprunté des musiques à Nino Rota : son excellente comédie rappelle parfois par son thème Huit et demi de Fellini, mais comment se comparer à cette merveille absolue ?
Coup d'œil à mes fiches roses, précieusement conservées : en l'an de grâce 1969, j'ai vu 171 films ! Mon record. Depuis, décadence... Ces derniers temps, vingt par an à tout casser. Lucien Logette, l'excellent nouveau critique cinéma de la Quinzaine, rencontré chez des amis, m'apprend qu'à raison de trois séances par jour (sept pendant les festivals !) il se tape en une semaine ce que je mets un an à voir.
Moi, mort de honte (bis).
La semaine suivante, j'enchaîne deux jeunes et bons films français, comme il en sort actuellement toutes les semaines à Paris, cette Byzance du cinéma.
Contrasté, notre jeune cinéma : d'un côté, l'effervescente, la délicieusement foutraque Science des rêves de Michel Gondry ; de l'autre, retenue, tendue, La tourneuse de pages d'un autre espoir, Denis Decourt. Les deux films ont pourtant plus d'un point commun.
D'abord, ils tournent le dos radicalement au réel.
Côté Gondry, la majeure partie de l'histoire (on ne sait pas toujours laquelle) se déroule dans les rêves du héros. Je ne me souviens guère de films donnant du rêve une image fidèle, à part certaines séquences magiques dans Huit et demi. Les ahurissants bricolages de Gondry, cartons, bouts de ficelles, objets animés, trucages naïfs, sont tout sauf une imitation du rêve — ce serait encore du réalisme... Côté Decourt, de façon certes moins visible d'abord, le film entier, à tous les niveaux (intrigue, psychologie...) cultive l'invraisemblance avec une constance admirable. Cette histoire de vengeance d'une jeune fille, on n'y croit pas une seconde — tout est fait, semble-t-il, pour qu'on n'y croie pas.
On dirait que dans les deux cas, une certaine fausseté sert de piège, de détour pour mieux faire éclater soudain par contraste la vérité des sentiments. Et voici l'autre point commun : Decourt et Gondry racontent une histoire d'amour sans mélo, sans clichés, de façon indirecte, neuve et forte.
Le succès de ces deux films a de quoi réconforter : pas si con, le grand public...
Ceux qui aiment les histoires d'amour improbables devraient trouver leur bonheur aussi dans Mon grand appartement de Christian Oster (Minuit, 1999) : le personnage, tombant raide amoureux, dans une piscine, d'une inconnue enceinte de neuf mois, se fait inviter le lendemain à son accouchement. Faut le faire.
De livre en livre Oster perfectionne son dispositif : un type lunaire paumé dans le quotidien, face à une réalité presque onirique à force d'absurdité sournoise, se heurte à mille problèmes minuscules où il s'embrouille, analysant les situations qui lui échappent avec une minutie qui est en même temps l'apothéose de la psychologie et sa dérision. On rit de ses mésaventures (ou non-aventures)... le rire se coince... Drôle ou lugubre, Oster ? Les deux à la fois ? Cette oscillation, ce miroitement fragile, est la grande force de l'auteur ; on pourrait peut-être lui reprocher, par moments, d'en rajouter dans le presque rien, de s'écouter faire de l'Oster, emporté par sa virtuosité ; et alors ? Combien d'écrivains évitent cet écueil-là ?
Et puis sans doute n'ai-je pas assez senti, dans le badinage ostérien, une pudeur louable, et en fin de compte efficace : Oster est imbattable pour suggérer, sans les dire, émotions et souffrances. Ce qui ne rend que plus poignants les rares instants où le personnage se lâche un tant soit peu, comme ici, s'adressant à lui-même : «Ça te manque de faire l'imbécile, hein. C'est vrai, ça, des fois qu'il te resterait une petite chance de ne pas tout gâcher, on ne sait jamais, autant tout foutre en l'air tout de suite. C'est toujours mieux que le bonheur.»
Oster est une vieille connaissance ; mais qui donc m'a fait acheter Gens de France et d'ailleurs, de Jean Teulé ? Je ne le connais pas, ce Teulé ; j'apprends qu'il a fait des BD jadis, qu'il écrit aujourd'hui des romans, qu'on lui doit entre autres des bios romancées de Rimbaud, Verlaine, Villon... Gens de France, réédité par Ego comme X après quinze ans d'oubli, est moins une BD qu'un mélange de textes et de photos coloriées. Dans ce gros volume, quarante reportages où l'on voit le jeune Teulé, écumant la France profonde et ses ex-colonies, dénicher une incroyable galerie d'allumés, déjantés et déshérités en tous genres : des artistes naïfs, des criminels, un faux pape, une préfète nymphomane, un nécrophile, un poubellologue, le dessinateur Philippe Druillet, un type qui construit une soucoupe volante pour s'en aller avec sa mère dans les étoiles, une beurette suicidée à cause d'un vol de soutien-gorge... Persifleur, volontiers insolent (Sœur Emmanuelle, par exemple, en prend plein sa cornette), il nous balade entre cocasse et sordide avec le ton désinvolte du journaliste tendance Libé. On s'attend à un trip assez trash, à du croustillant plutôt creux, et puis, on ne sait comment, une remarque par-ci, une phrase décalée par-là, apparaissent de timides bouffées d'émotion, et même de poésie. Sous ses airs vaches, l'auteur laisse entrevoir des sentiments nuancés ! une exquise pudeur !
S'il me lisait, Teulé, il se foutrait de ma gueule, et Bad François aussi, qui écrit sur leportillon.com et dont j'ai aimé le papier sur Teulé — de même que ses autres pages, malgré les airs méchants qu'il se donne.
Pour sa maman. |
Alain Baraton, lui, c'est un gentil. Jardinier-en-chef du parc de Versailles, il vit depuis trente ans une histoire d'amour avec ses arbres et vient même d'écrire un livre sur son idylle. Le parc du château, je croyais bien le connaître pour le sillonner souvent à vélo, de préférence dans sa partie sauvage ; eh bien je n'avais rien vu. Le jardinier de Versailles (Grasset) m'a tout raconté, la grande Histoire et les petites, des rois jusqu'à nos jours — le présent n'étant pas la partie la moins riche. Le charmant recueil d'anecdotes attendu, qui tient ses promesses, est pourtant éclipsé par l'autoportrait de l'auteur, en adolescent disgracié, puis en adulte heureux, porté par une passion pour son métier. Baraton, autodicacte, esprit libre — il n'aime pas Louis XIV, chose héroïque dans pareil lieu ! — se montre ici aussi attachant que l'art des jardins. On comprendra — on sentira — en le lisant pourquoi les jardiniers, souvent, sont gens heureux ; et moi pour qui un jour sans forêt est un tunnel où j'étouffe, ce qui est dit là de l'influence apaisante des plantes sur l'être humain me comble. En lisant Baraton j'aurais envie de tout lâcher pour le suivre, si un prof n'était pas jardinier, lui aussi...
Volkonautes, veuillez ne pas ébruiter ces propos ! Ils me vaudraient les ricanements de certains intellos à la française, que la nature et l'exercice physique insupportent et qui voient Pétain caché derrière chaque buisson. Si la nature, comme ils le pensent, est de droite, alors, camarades, plaignons la gauche !
À propos, je me demande si ce qui me gêne chez Sartre, que je trouve plutôt sympa par ailleurs, ne serait pas lié à sa chlorophyllophobie aiguë et sa haine du corps. Paradoxal, ce refus de la matière, chez un matérialiste affiché... On dirait que ce cerveau prodigieusement agile par plusieurs côtés se retrouvait, devant certains aspects du réel, infirme, aveugle et sourd.
Chevaux du Soleil. |
Sport et politique (suite).
Qu'un pousseur de ballon aux nerfs de demoiselle, en pleine finale, perde la boule et qu'on la retrouve dans un sternum italien, on peut sans doute le pardonner, tâcher d'oublier ; que ce moment de faiblesse, loin d'écorner la popularité de la brute, la décuple auprès du bon peuple, cela n'étonnera que les naïfs dans mon genre, qui se refusent héroïquement à prendre leurs semblables pour des cons. Le président de la République a félicité le footbouleur, on n'attendait pas mieux du guignol ; ce qui surprend, ce sont les applaudissements de la candidate socialiste, qu'on avait prise (naïvement toujours) pour quelqu'un de sérieux.
Politiciens, je vous comprends : tout est bon pour gagner des voix. Tout de même, j'admire que l'ivresse du pouvoir soit forte au point de vous rendre insensibles au sens du respect que vous devez à vous-mêmes autant qu'à nous.
Soyons justes : les politiques ne se dégonflent pas toujours devant plus riche et célèbre qu'eux. MM. Thuram et Vieira, de l'équipe de France, avaient invité à l'un de leurs matchs des sans-papiers, rescapés du grand nettoyage de Cachan. L'UMP vient de condamner solennellement cet acte horrible. Ô vertu ! Ô courage ! L'UMP est une leçon de morale ininterrompue.
D'après le journal, il resterait 40% de Français partisans de la peine de mort. Plus d'un Français sur trois souhaite nous voir aux côtés des pays les plus civilisés de la planète : Chine, États-Unis, Arabie Saoudite, Yemen.
Quel rapport avec les fans de Vidane ?
J'en vois un : pour sortir vraiment de l'âge préhistorique, il faudra encore des années, ou des siècles, il faudra infatigablement éduquer la jeunesse, lui apprendre à haïr la haine, à tuer la violence, et recommencer toujours.
Admire-t-on assez mes transitions ?
Au Lycée de Chèvres, rentrée mouvementée. Pour des raisons que je dirai un jour, nos emplois du temps n'étaient pas prêts. Conséquence : une belle pagaille pendant trois semaines au moins.
Ah, les emplois du temps... La multiplication des options fait de leur confection une tâche surhumaine ; l'informatique, malgré ses progrès, ne fait toujours pas mieux qu'un habile proviseur-adjoint.
Comme chaque année, j'ai à peu près cent trente élèves répartis en cinq sections, dont cent vingt nouvelles têtes que je veux mémoriser au plus vite. Mon nouveau truc : prendre tout le monde en photo dès le premier cours et apprendre les noms chez moi. Les élèves apprécient en principe cet effort pour les connaître.
L'un des charmes du Lycée de Chèvres : ses sections artistiques. Je retrouve cette année des STI arts appliqués, joyeux mais sérieux comme leurs précécesseurs, tout en découvrant d'autres artistes : les MM (métiers de la musique). Autre bonheur : retrouver en terminale L douze rescapés d'une mémorable seconde option arts plastiques...
L'an dernier en seconde, la jeune Isabelle dessinait de fort jolies dames pendant mes cours. Sachant que nous ne serions plus ensemble cette année, elle m'envoie une nouvelle créature en tous points ravissante. Beauté du vêtement, du corps dessous... Sacré coup de crayon ! Isabelle, chère amie, quelle joie si les femmes portaient tes robes ! Ta vamp est mon plus beau cadeau de cette rentrée.
The latest fashion in Chèvres. |
Pendant ce temps, mon infatigable collègue Czeslaw Michalewski reprend son club philo, remuant ciel et terre pour organiser rencontres locales et jumelages européens. Au programme, sept conférences au SEL de Sèvres ou au Colombier de Ville d'Avray, données par divers profs de renom, et dont le but est de «mettre la philosophie à la portée de tous» en «débattant de questions qui se posent aujourd'hui, tant dans la vie privée que dans la vie publique». Aucune connaissance particulière n'est requise, dit-on. Alors si je viens, Czeslaw, je comprendrai moi aussi ?
Le vendredi 13 octobre à 19h30, dans le cadre de Lire en fête, à la Fondation hellénique, Cité universitaire, Paris, une table ronde sera consacrée à ma ville chérie, Thessalonique. Trois auteurs grecs prendront la parole (en français) : Tilèmahos Alavèras, Sèrgios Gàkas et Yòrgos Skambardònis. Je serai, comme on dit, le modérateur.
Le 1er novembre, encore des pages nouvelles : sur Beauvoir ou ce qu'il en reste, sur Nìkos Karoùzos, immense poète grec totalement inconnu chez nous, sur mes lectures diverses, sur le lycée de Chèvres, sur les chefs d'établissement que j'ai connus, et puis des Pubs, parmi les plus nulles de toute la série...
(réponse sur le numéro de la citation...)
«Je voudrais» n'a jamais rien fait.
«J'essaierai» a fait de grandes choses.
«Je veux» a fait des miracles.
Il faut agir en homme de pensées et penser en homme d'action.
J'ai compris deux choses : la première c'est que si tu as l'air trop fort, on te tue parce qu'on a peur de toi ; la seconde, c'est que si tu as l'air trop faible, on te tue aussi, cette fois simplement pour s'amuser.
Les grands crimes parfois utilisent de grandes vertus.
Scorpionnes, tout s'annonce bien pour vous ce mois-ci, à condition de ne pas verser dans des croyances idiotes. Fuyez résolument tous les sites pourvus d'un horoscope. Vous aurez toutes les chances de bonheur avec vous si vous lisez Danièle Sallenave : Un printemps froid, l'un des plus beaux recueils de nouvelles que je connaisse, serait un bon début. Je n'ai pas lu son roman Les portes de Gubbio dont on dit tant de bien, mais j'en ai adoré un autre moins connu, La vie fantôme.
La mère de l'artiste de Rembrandt Tiré de Les femmes qui lisent sont dangereuses, de Laure Adler et Stefan Bollmann (Flammarion). |