DANS L'ATELIER


Mon père et ma mère, pendant des années, avaient au-dessus de leur lit, peinte sur une toile immense, une femme nue grandeur nature allongée sur un divan noir. Elle me gêna vaguement quand je fus en âge de saisir, dans cette nudité, l'allusion aux deux corps qui certains soirs se dénudaient au-dessous d'elle. Plus tard, mes parents vieillissants l'exilèrent à l'étage du dessus, dans l'atelier de peintre devenu salon de musique puis débarras. Elle est restée là-haut en pénitence trente-cinq ans. Après la mort de mes parents, pendant les travaux, nous l'avons décrochée pour quelques semaines, debout contre divers murs, au piquet.

Qu'allions-nous en faire ? Carole ne la souhaitait pas dans notre chambre, et moi, installant mon bureau dans la pièce du haut, je calculais la place que l'encombrante volerait à mes livres. Je l'ai accueillie à contrecœur, mais à peine accrochée au-dessus de l'ordinateur et des dictionnaires, elle m'a fait craquer.

Tu es à moi désormais ! lui ai-je dit.

Non que je me sente propriétaire. La grande maison dont j'hérite reste et restera celle de mes parents, eux-mêmes simples locataires du seul maître des lieux à jamais : Charles Apoil, leur prédécesseur, qui passa ici toute sa vie jusqu'à sa mort. C'est dans cette maison, voilà plus d'un siècle, que fut peinte par lui la femme nue. Mais aujourd'hui l'orpheline est ma protégée. La belle centenaire a besoin de moi. Tout gamin, je la prenais pour une grande personne ; je la vois désormais telle qu'elle est : jeune, fraîche et fragile. Je suis le vieux et sage tuteur en même temps que l'amoureux naïf. Je n'arrête pas de lever le nez, de la reluquer comme si je ne la connaissais pas déjà par cœur. Je tremble qu'on ne vienne l'abîmer, ou me la faucher. Son départ est inconcevable. Elle est chez elle plus encore que moi dans cette maison qu'elle n'a jamais quittée, dont peu à peu elle est devenue l'âme.

Nous avons ceci de commun, elle et moi : le retour aux sources. Ma nouvelle chambre est celle de ma petite enfance, et je suis bien parti pour y rester jusqu'au bout. Le tableau fut sûrement peint, à la fin du XIXe siècle, dans cette même pièce où maintenant j'écris au-dessous de lui. Charles Apoil, jeune alors, était sûrement assis là-bas, dos tourné à la verrière, la belle couchée à ma gauche entre lui et moi, assez près sans doute pour que je puisse en me penchant toucher sa main — celle qui pend dans le coin gauche en bas.

Après la pose, que se passait-il ? Le peintre et son modèle furent-ils amants ? Il a bien dû pourtant s'intéresser un jour aux femmes, cet homme que nous avons connu déjà vieux, austère, accaparé par ses rabots, ses pinceaux, son violoncelle, ses alambics, sa lunette astronomique, flanqué d'une épouse plus âgée que lui, laide et grincheuse. Au moment où il peint la belle, il est encore libre, mais sa mère Estelle, peintre de profession, et sa sœur Rose, grenouille de bénitier, vivent sous le même toit et veillent sûrement sur sa vertu.

C'est pour plaire à sa mère, semble-t-il, que Charles peint. Une fois morte, il rangera ses pinceaux pour toujours. C'est un bon artisan, pas un grand maître : les courbes du corps nu, presque trop belles, sentent un peu le compas, et ce même corps gauchement posé paraît flotter dans les airs. Ce qui ne me gêne en rien : la toile, avec ses menues imperfections, dégage la même émotion qu'une musique entendue chez soi, jouée par des amateurs talentueux. Son charme réside en grande partie pour moi dans ce curieux mélange d'académisme et de naturel, de pudeur et de sensualité : les pieds sagement croisés, les bras rejetés en arrière ; un pubis tout lisse de baigneur, la chevelure défaite, abandonnée, aux boucles tournoyantes ; le visage détourné, absent, puisque c'est au corps de tout dire.

Je bénis mes parents de ne pas avoir — faute d'argent, ou par une juste intuition ? — encadré la toile. Enfermée ainsi, déguisée en objet de musée, la belle eût été moins nue, moins proche ; nous sommes encore dans l'atelier, nous nous parlons en tête-à-tête.

Cela me rend heureux de vieillir. Jadis je ne voyais rien, je ne comprenais rien. Je sais maintenant combien cette fille est belle — surtout posée ainsi, seule, sur ce fond noir, comme si en cet instant rien d'autre n'existait plus. Je sais combien le corps des femmes est beau, comme une lueur dans la nuit. J'en suis de plus en plus conscient à mesure que mon corps à moi se défait. Le père Apoil, qui ne m'a pas connu, mort sept ans avant ma naissance, m'a fait là un fameux cadeau. L'art est-il autre chose qu'une pareille transmission de secrets ? Je rêve à l'enfant qui naîtra quand j'aurai quitté ce monde et qui, devenu grand, tombant par hasard sur cette page (si elle survit), pensera tendrement peut-être à la jeune femme et au vieux peintre. Et à leur humble serviteur.


(Journal infime, 2006)


Charles-Edmond Apoil, 1859-1941
Comme une lueur dans la nuit.


*  *  *

(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°36 en septembre 2006)