PAGES D'ÉCRITURE

N°36 Septembre 2006



JOURNAL INFIME


DANS L'ATELIER


Mon père et ma mère, pendant des années, avaient au-dessus de leur lit, peinte sur une toile immense, une femme nue grandeur nature allongée sur un divan noir. Elle me gêna vaguement quand je fus en âge de saisir, dans cette nudité, l'allusion aux deux corps qui certains soirs se dénudaient au-dessous d'elle. Plus tard, mes parents vieillissants l'exilèrent à l'étage du dessus, dans l'atelier de peintre devenu salon de musique puis débarras. Elle est restée là-haut en pénitence trente-cinq ans. Après la mort de mes parents, pendant les travaux, nous l'avons décrochée pour quelques semaines, debout contre divers murs, au piquet.

Qu'allions-nous en faire ? Carole ne la souhaitait pas dans notre chambre, et moi, installant mon bureau dans la pièce du haut, je calculais la place que l'encombrante volerait à mes livres. Je l'ai accueillie à contrecœur, mais à peine accrochée au-dessus de l'ordinateur et des dictionnaires, elle m'a fait craquer.

Tu es à moi désormais ! lui ai-je dit.

Non que je me sente propriétaire. La grande maison dont j'hérite reste et restera celle de mes parents, eux-mêmes simples locataires du seul maître des lieux à jamais : Charles Apoil, leur prédécesseur, qui passa ici toute sa vie jusqu'à sa mort. C'est dans cette maison, voilà plus d'un siècle, que fut peinte par lui la femme nue. Mais aujourd'hui l'orpheline est ma protégée. La belle centenaire a besoin de moi. Tout gamin, je la prenais pour une grande personne ; je la vois désormais telle qu'elle est : jeune, fraîche et fragile. Je suis le vieux et sage tuteur en même temps que l'amoureux naïf. Je n'arrête pas de lever le nez, de la reluquer comme si je ne la connaissais pas déjà par cœur. Je tremble qu'on ne vienne l'abîmer, ou me la faucher. Son départ est inconcevable. Elle est chez elle plus encore que moi dans cette maison qu'elle n'a jamais quittée, dont peu à peu elle est devenue l'âme.

Nous avons ceci de commun, elle et moi : le retour aux sources. Ma nouvelle chambre est celle de ma petite enfance, et je suis bien parti pour y rester jusqu'au bout. Le tableau fut sûrement peint, à la fin du XIXe siècle, dans cette même pièce où maintenant j'écris au-dessous de lui. Charles Apoil, jeune alors, était sûrement assis là-bas, dos tourné à la verrière, la belle couchée à ma gauche entre lui et moi, assez près sans doute pour que je puisse en me penchant toucher sa main — celle qui pend dans le coin gauche en bas.

Après la pose, que se passait-il ? Le peintre et son modèle furent-ils amants ? Il a bien dû pourtant s'intéresser un jour aux femmes, cet homme que nous avons connu déjà vieux, austère, accaparé par ses rabots, ses pinceaux, son violoncelle, ses alambics, sa lunette astronomique, flanqué d'une épouse plus âgée que lui, laide et grincheuse. Au moment où il peint la belle, il est encore libre, mais sa mère Estelle, peintre de profession, et sa sœur Rose, grenouille de bénitier, vivent sous le même toit et veillent sûrement sur sa vertu.

C'est pour plaire à sa mère, semble-t-il, que Charles peint. Une fois morte, il rangera ses pinceaux pour toujours. C'est un bon artisan, pas un grand maître : les courbes du corps nu, presque trop belles, sentent un peu le compas, et ce même corps gauchement posé paraît flotter dans les airs. Ce qui ne me gêne en rien : la toile, avec ses menues imperfections, dégage la même émotion qu'une musique entendue chez soi, jouée par des amateurs talentueux. Son charme réside en grande partie pour moi dans ce curieux mélange d'académisme et de naturel, de pudeur et de sensualité : les pieds sagement croisés, les bras rejetés en arrière ; un pubis tout lisse de baigneur, la chevelure défaite, abandonnée, aux boucles tournoyantes ; le visage détourné, absent, puisque c'est au corps de tout dire.

Je bénis mes parents de ne pas avoir — faute d'argent, ou par une juste intuition ? — encadré la toile. Enfermée ainsi, déguisée en objet de musée, la belle eût été moins nue, moins proche ; nous sommes encore dans l'atelier, nous nous parlons en tête-à-tête.

Cela me rend heureux de vieillir. Jadis je ne voyais rien, je ne comprenais rien. Je sais maintenant combien cette fille est belle — surtout posée ainsi, seule, sur ce fond noir, comme si en cet instant rien d'autre n'existait plus. Je sais combien le corps des femmes est beau, comme une lueur dans la nuit. J'en suis de plus en plus conscient à mesure que mon corps à moi se défait. Le père Apoil, qui ne m'a pas connu, mort sept ans avant ma naissance, m'a fait là un fameux cadeau. L'art est-il autre chose qu'une pareille transmission de secrets ? Je rêve à l'enfant qui naîtra quand j'aurai quitté ce monde et qui, devenu grand, tombant par hasard sur cette page (si elle survit), pensera tendrement peut-être à la jeune femme et au vieux peintre. Et à leur humble serviteur.



(Journal infime, 2006)


Charles-Edmond Apoil, 1859-1941
Comme une lueur dans la nuit.







CARNET DU TRADUCTEUR


LETTRE À SYLVÈRE MONOD


Ami Sylvère, je sais que tu n'es plus de ce monde, je viens de le lire dans le journal, mais je voudrais te parler encore une fois. Je ne l'ai pas assez fait de ton vivant. Nous n'étions pas amis intimes, même si, c'est bizarre, j'ai autant de chagrin que si nous l'avions été.

Je t'ai rencontré en 1989, quand tu devins président de notre association. Tu achevais alors, à soixante-dix ans — l'âge d'être mon père — une grande carrière d'enseignant, et ton parcours de traducteur était à son sommet, avec Dickens, Conrad et Kipling à ton actif (tu allais recevoir, cinq ans plus tard, le Grand prix national de traduction). La présidence d'ATLAS, tu le savais sûrement, ne rapporte qu'une masse de travail ingrat et des ennuis ; si tu l'acceptas, ce fut sûrement par sens du devoir : on ne naît pas impunément dans une grande famille protestante.

Tu as été pour moi un président exemplaire. Ta gentillesse, ta modestie, ton respect de l'autre, ton humour ont fait merveille, désamorçant les conflits que notre groupe avait déjà connus et s'apprêtait à connaître ensuite.

Ton travail de traducteur, je ne peux guère en parler, ne l'ayant jamais étudié ni même lu. Sans doute par prudence : nous autres traducteurs sommes à peu près tous d'accord sur les principes, mais sur le terrain, les divergences de vues sautent aux yeux, rudement parfois... Or je ne voulais à aucun prix être déçu par toi : tu étais devenu pour moi un modèle ; sinon un père, du moins un oncle spirituel. Et spirituel, dieu sait que tu l'étais ! Nous avons tous en mémoire ta conférence aux Assises d'Arles en 1992, consacrée au premier traducteur de Dickens, feu Amédée Pichot, que tu mis en boîte si savoureusement. Je me rappelle aussi une émission de France-Culture enregistrée en public à Arles quelques années plus tard, où tu parlais traduction avec Jean-Pierre Richard : tous deux clairs, simples, justes, drôles — éblouissants.

Ton humour te venait-il de la fréquentation des auteurs anglais, ou n'est-ce pas plutôt lui qui t'a mené vers eux ? Cet humour, en tous cas, m'incite à penser que tu fus un très bon traducteur : la lucidité, le sang-froid qu'il implique, ce mélange de distance et de bienveillance, c'est plutôt bon signe, c'est un bel atout pour affronter un texte.

Je t'ai revu de loin en loin dans nos manifestations, que tu suivais fidèlement. On parle de la solitude du traducteur ; pour certains d'entre nous au moins, dont tu faisais partie autant que moi, cet isolement appartient au passé. Il suffit d'une petite réunion professionnelle de temps à autre pour effacer des heures de travail solitaire et resserrer les liens. De retour devant l'écran, quoique seul, on se sent porté encore par cette solidarité invisible. Tu m'as ainsi tenu compagnie, même quand j'ai un peu délaissé Arles.

J'ai rêvé de toi l'an dernier : je courais un cross, j'allais vite comme autrefois, mais toi derrière, dans un long short blanc des années 30, tu me suivais sans trop d'efforts apparents malgré ton grand âge ; j'accélérais, me sortais les tripes, tu suivais encore ; à la banderole tu étais sur mes talons. Tu m'aurais sûrement dépassé, si tu n'avais pas été la délicatesse en personne...








LE POÈTE DE L'ANNÉE

Nìkos-Alèxis Aslànoglou


DÉSERT


Il a beaucoup neigé

ce soir sur la ville


Amours et cristaux

volent dans la nuit


Où poser ma tête

pour contempler le silence des arbres

pour aimer


Où poser ma tête




NUL NE SAIT


Nous nous sommes regardés


Miroirs et verre

lueurs et larmes


Le jour immobile


Sérénité

aux arbres et sur la mer


Nul ne sait

pourquoi nous existons




JE T'ENTENDS QUI VIENS


Je t'entends qui viens


Tu portes le souvenir des journées vides

cheveux qu'on n'a pas su offrir

main qu'on n'a pas saisie


Forme incertaine

ma vue se brouille

je ravale des pleurs

qui n'ont pas pris corps


Dans toutes mes failles à présent tu t'enfonces




TRISTIS USQUE AD MORTEM


Je suis triste jusqu'à la mort


Et toi tu passes au loin chargé d'années de silence

de soirs d'automne sur des places désertes

d'années aux amours mortes


Tu passes me rappelant

la veine au poignet qui bat

un corps que j'avais senti

la mer de l'attente vieillie


Rien qu'une cigarette à la bouche

fumant un monde d'abandon


Ce soir le port est tranquille

tout dort — les bateaux chargés

les ombres de la nuit sur le pavé du péché


Je n'ai plus conscience que tu passes




POÈME D'AMOUR


Nous avons dansé


Lignes et rêves aux lumières de l'étreinte nocturne

printemps diffus dans le calme des parcs


Ciel pur

dépouillé des sécheresses et des boues


Nous entendons les bruits

les branches qui dans l'éternité se figent


Nos pas

dans une palpitation de rose


(Âge sentimental)


*


Aslànoglou ou la solitude.

L'homme était, dit-on, peu sociable ; sa poésie, elle aussi, se tient à l'écart des événements de l'actualité ou des modes poétiques — malgré un climat qui la rapproche, dans ses débuts du moins, des œuvres d'autres Thessaloniciens, Thèmelis en tête ; mais surtout, la solitude est le grand thème d'Aslànoglou poète. Un thème à deux faces : l'amour, la mort. Les 150 poèmes qu'Aslànoglou nous a laissés, presque tous très brefs, forment une seule et longue élégie sur les amours perdues ; l'être aimé, ce fantôme à qui le poète perpétuellement s'adresse, n'est plus là, et sans doute plus de ce monde ; l'amour n'existe qu'au passé, le bonheur fut un bref âge d'or, le présent n'est que douleur, le futur ne sera que néant.

Cette personne aimée absente, aussi indéterminée qu'obsédante, le poète suggère dans un entretien que ce pourrait aussi bien être lui-même... Comme si l'on était soi-même, au moins en partie, déjà mort.

À bien regarder pourtant, une autre présence hante ces poèmes : la ville natale, Thessalonique, cette capitale de la mélancolie, dont la langueur a nourri le poète et qu'il a quittée au moment où il cessait d'écrire.

Mais comment parler d'Aslànoglou ? Tout ce que j'ai pu lire — ou écrire — sur lui m'apparaît lourd, approximatif, décevant. Sans doute sa poésie, pas plus obscure qu'une autre et plutôt moins, est-elle l'une des plus impalpables, dépouillées, ténues qui soient : un frémissement avant le silence, un éblouissement ultime avant la nuit. Ces poèmes si denses dans leur brièveté, si incarnés dans des images fortes, où l'on touche à tout moment le corps, la chair, semblent en même temps fragiles, clignotants, toujours au bord de se défaire, de se perdre dans la nuit.

Allusive, chuchotée, en clairs-obscurs et demi-teintes, crispée sur le secret de l'homosexualité, imprégnée d'une lassitude infinie, minée par un incurable deuil, cette poésie dit et redit son mal sans cesse comme s'il n'y avait pas d'autre remède. Un remède qui n'aura pas agi longtemps. Les Odes au prince, l'ultime recueil, point culminant de l'œuvre, où le chant s'enrichit et se ramifie, d'un raffinement, d'une étrangeté sans précédent, est achevé dès 1975 ; alors Aslànoglou se tait, à 45 ans, jusqu'à sa mort vingt ans plus tard.

Poète «majeur», poète «mineur», ces mots balourds n'ont plus grand sens pour moi. Je ne sais quelle place nos descendants réserveront à une œuvre si peu bruyante ; je peux seulement dire ici à quel point elle m'a fasciné, tant j'ai trouvé en elle la poésie à son état le plus pur, réduite à l'essentiel, dans toute sa pauvreté, toute sa richesse. Une poésie d'une rare séduction, et parfaitement intimidante, au point qu'on est impatient de la traduire et qu'en même temps on hésite, retardant le moment de s'affronter à tout ce qu'elle traîne d'énigme et de douleur.


(Tiens ! Complètement oublié cette page. Elle devait clore en 2002 un Cahier grec de chez Desmos que j'attends toujours. Je vais mettre en ligne ici, en douze mois, tous les poèmes de ce volume fantôme. Si entretemps mon associé d'alors se réveille, on avisera.)


Né à Thessalonique en 1931, mort à Athènes en 1996, Nìkos-Alèxis Aslànoglou a publié huit recueils de poèmes : L'âge sentimental (1949), Mort difficile (1954), La mort de Myron (1959), Poèmes pour un été (1963), Hôpital de campagne (1968), Poèmes du dernier printemps (1971), Pétrole brut (1974), tous réunis dans La mort difficile (1974), et Odes au prince (1981). Il a traduit Rimbaud.

Je lui ai naturellement donné sa place dans mon Anthologie de la poésie grecque contemporaine (Poésie/Gallimard, 2000).



Nìkos-Alèxis Aslànoglou
Nìkos-Alèxis Aslànoglou







SITATIONS

Savez-vous de qui sont ces phrases ?

(réponse sur le numéro de la citation...)



1


Le bonheur n'est pas une plante sauvage, qui vient spontanément, comme la mauvaise herbe des jardins, c'est un fruit délicieux, qu'on ne rend tel, qu'à force de culture.



2


Si tu ne vois pas de raison de dire merci, c'est toi qui es en faute.



3


Réjouissez-vous de ce soleil avant d'en réclamer un autre.



4


Le secret, c'est d'écrire n'importe quoi, parce que lorsqu'on écrit n'importe quoi, on commence à dire les choses les plus importantes.








BRÈVES


Les travaux dans la grande maison qui prennent leur temps, une traduction urgente : encore un mois presque sans lectures, où dans le vestibule de mon bureau, bourré comme lui de bouquins du sol au plafond, la bibliothèque d'attente en deux parties (À LIRE D'URGENCE et ATTENDRA LA RETRAITE) reçoit au passage mes regards accablés.

Coups d'œil coupables aussi au rayon des délaissés — ceux où je me suis enlisé, que je croyais reprendre plus tard et qui depuis m'attendent avec une patience admirable. De bien nobles ouvrages, indignes d'une pareille injure : des poèmes de toutes époques, de Jean de Sponde (D'amour et de mort, collection Orphée, La différence) à Paul Celan, dans la forte traduction de Jean-Pierre Lefebvre en Poésie/Gallimard, et Baltiques, du Suédois Tomas Tranströmer, l'un des poètes majeurs de ce temps (superbement traduit lui aussi, par Jacques Outin), toujours en Poésie/Gallimard ; les Romans et nouvelles II d'un maître, Arthur Schnitzler, à la Pochothèque, gros volume à vrai dire ; les Œuvres II de Walter Benjamin en Folio-Essais, plein d'études solides, notamment sur Kafka, Walser, Proust, mais aussi sur Julien Green, l'un de nos plus fascinants romanciers, injustement passé de mode ; La traduction des jeux de mots, de Jacqueline Henry (Presses de la Sorbonne nouvelle) — beau sujet, mais j'ai de plus en plus de mal à lire des ouvrages traductologiques, tout est dit dans ce domaine, on ne fait que se répéter, moi le premier.


*


Pas terminé non plus Cher Voltaire, sous-titré Correspondance de Mme du Deffand avec Voltaire. (J'aurais sans doute interverti les noms, mais l'éditeur s'appelle Des femmes...)

Circonstances atténuantes : le livre est épais, l'ensemble forcément répétitif, et je suis tout de même allé presque au bout.

La marquise et le philosophe ont échangé des lettres pendant vingt ans. Déjà bien vieux, elle aveugle, lui perclus, ils se plaignent à tout bout de champ du déclin de leurs corps et de la décadence générale du monde, mais on a rarement vu ronchonneurs plus joyeux, lui surtout. On ne sait s'ils s'aiment autant qu'ils le proclament, mais de mamours forcés en fausses bouderies on les sent heureux de s'écrire, heureux d'écrire, de penser, même quand les pensées sont tristes. Ça fuse et ça pétille. Je ne dirai pas que le grand homme se montre toujours à son avantage, on connaît ses faiblesses ; je n'aime pas beaucoup, par exemple, son «plaisir noble de se sentir d'une autre nature que les sots» ; mais je pardonne tout à son incroyable énergie, à sa gaieté, sans doute volontaire autant que naturelle.

Cela fait du bien de lire, par exemple : «C'est parce qu'on est frivole, que les gens ne se pendent pas».

«Que j'aime les gens qui disent ce qu'ils pensent ! C'est ne vivre à demi que de n'oser penser qu'à demi.» Encore une belle déclaration. Voltaire, il est vrai, n'ose pas toujours tout dire ; il va jusqu'à renier, même dans ces lettres à une amie proche, son compromettant Dictionnaire philosophique ; ce XVIIIe siècle dont nous gardons une image idyllique fut pour l'essentiel, ne l'oublions pas, aussi sottement puritain que le précédent, et violemment intolérant avec la poignée de courageux qui osaient penser...


*


Parmi mes bouquins qui font tapisserie, un me chagrine particulièrement : Propos de littérature d'Alain, volume jauni, cadeau de ma mère à mon père en 1943.

Alain fut longtemps une espèce de star philosophique ; ses anciens élèves de khâgne évoquaient ses cours avec des tremblements de glotte ; et même, ses livres se vendaient ! Ses disciples sont morts, on ne le lit plus guère. Ses positions politiques peu extrêmes, à vrai dire (il était, je crois, socialiste), lui ont fait le plus grand tort. Les philosophes, gens plutôt paisibles dans la vie courante, gagnent à doper leur image en professant des idées violentes. Mon prof de khâgne à moi, Albert Grondan le Superbe, qui croyait en Lénine et Georges Marchais, accabla de tout son flamboyant mépris le pâle admirateur de Blum — ce qui était, en ce qui me concerne, le plus sûr moyen de le rendre sympathique.

Ce qui devrait me faire aimer Alain, c'est aussi cette façon d'écrire par textes brefs — les fameux propos —, en quête d'une pensée plus humble, plus légère, plus multiple, moins raide et systématique, plus proche du réel et du lecteur.

Je suis resté planté au premier tiers. Je ne sais pas (je ne sais plus ?) lire Alain. Il parle pour moi une langue étrangère. Je ne comprends pas toujours ses idées, et encore moins leur enchaînement. Ça va trop vite. À la fois rugueux et fuyant. C'est d'autant plus rageant que ce refus du développement, ce non-dit entre les phrases et les mots, c'est précisément la direction dans laquelle j'essaie d'aller moi-même en écrivant... Et que, de cette bataille perdue avec le texte d'Alain, je ramène bien souvent, tout de même, des trésors, des aperçus, images et formules frappants.

J'ai calé au propos XXX, l'un des plus denses : «...Il y eut un style de la plume d'oie, un style de la plume sergent-major ; il y a un style du stylo, et peut-être un style de la machine à écrire, car aucun de ces procédés ne manque d'arrêt ; tous offrent l'occasion d'attendre, et à un moment où on n'attendrait pas ; le corps humain se tord et se détord, et nous fait ressentir la houle animale, c'est-à-dire la vraie difficulté de penser, qui n'est jamais où on la cherche.»

Bigre. Rien capté. À la page d'après, une pénétrante remarque sur Pascal, des Provinciales aux Pensées. Et ainsi de suite, montagnes russes. Envie de continuer tout de même, d'apprendre cette langue, de relever ce défi. Et si je t'ai dégoûté de lire Alain, cher volkonaute, franchement ce n'était pas le but — au contraire.


*


Le Journal atrabilaire de Jean Clair, lui, j'en suis venu à bout. Aucun mérite : c'est court, léger, prodigieusement varié. Prodigieusement agaçant aussi, plus d'une fois, mais on le sait d'avance, on est venu pour ça. En fait c'est pire que ce qu'annoncent les critiques des journaux : ce livre offre à nos regards, plus que tout autre, la perpétuelle et obscène fornication du meilleur et du pire. Jean Clair est tour à tour hyperlucide et fumeux, adorable et parfaitement odieux, étincelant d'intelligence et d'une crétinerie quasi surréaliste. Réactionnaire, naturellement, genre Tout fout le camp ma pauv'dame. Dire qu'il a sept ans seulement de plus que moi ! Je lui donnais l'âge de mon père.

Dans ces cas-là, ce qui compte, c'est le meilleur et tâchons d'oublier le reste. Le passage (p.195) intitulé «Bonheur d'écriture», une pure merveille. Et il y en a plusieurs autres de même calibre.

Message personnel : M. Gallimard, seriez-vous trop fauché pour payer à M. Clair un correcteur compétent ? Quelqu'un qui sache la différence entre un cinquantenaire un quinquagénaire (p.152), et qu'on ne s'assoit pas (p.183) «sur son céans» ?


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J'aime découvrir avec les ethnologues les sociétés les plus éloignées de nous ; j'aime tout autant qu'ils me fassent découvrir mes voisins, que bien à tort je crois connaître. Voilà pourquoi j'ai lu naguère avec le plus vif intérêt Le village retrouvé de Pascal Dibie, où l'auteur étudiait à la loupe le village bourguignon où il habite. Un quart de siècle plus tard il y habite encore et remet ça : Le village métamorphosé fait l'inventaire de ce qui a changé : presque tout. Le sous-titre annonce la couleur : Révolution dans la France profonde. C'est vrai, le progrès est passé par là comme un raz de marée.

Le nouveau livre est sorti chez Plon dans la collection Terre humaine, où je crois bien que rien n'est paru de mauvais, ni même de secondaire. Ah ! Les yeux de ma chèvre d'Eric de Rosny ! Ah ! Le horsain de Bernard Alexandre ! Ah ! Gaston Lucas, serrurier d'Adélaïde Blasquez ! Et tant d'autres... Le nouveau Dibie, on s'y attendait, se lit avec autant de profit que le précédent. Ce qui gâche un peu mon plaisir, c'est que cet homme souriant qu'est Dibie (je le connais un peu, il n'y a pas plus gentil) est frappé à son tour par la maladie professionnelle des ethnologues : la déclinite. Forcément, le monde n'arrête pas de changer, les formes anciennes meurent et celles qui vont les remplacer se distinguent mal encore, si bien que les ethnologues voient la décadence partout et s'en lamentent bruyamment. Le nouveau visage du village, il est vrai, n'est pas toujours bien rassurant, les villageois se trouvent confrontés à des défis terribles (le chapitre sur l'évolution des techniques agricoles, notamment, a de quoi faire frémir), mais le paradoxe du bouquin, c'est que son auteur ne cesse de nous présenter, sur le mode plaintif et crépusculaire, toute une kyrielle de gens épatants qui font face avec une vaillance réjouissante !

Désolé, mon vieux Dibie : je suis sorti de ma lecture, ne t'en déplaise, tout requinqué.


Don Mason / Corbis
France, 3e consommateur mondial de pesticides.

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Parmi les lectures incompressibles, la presse. J'entends souvent, ces derniers temps, dire du mal des deux publications que je fréquente : Le Monde et Télérama. Ce dernier surtout est insulté grassement par une partie de la gauche bruyante. Un livre récent se paie la fiole de Boborama ; ce pauvre vieux Renaud en rajoute une couche ; un collègue écrivain, pas con par ailleurs, clame devant moi son mépris de ce magazine «beauf de gauche» ! (Tu t'es regardé, camarade ?) Il faudra un jour psychanalyser cette haine, cette hargne étrange, qui épargne le pire pour s'abattre sur le moins mauvais...

Je reconnais que le point faible de l'hebdo comme du journal, c'est la partie littéraire. Tristounettes, les pages téléramesques sur la rentrée des livres, avec Mme Angot comme gargouille de proue ; laquelle, dans Le Mondeudeu, dissertant sur la chanteuse Madonna, atteint des sommets (des abysses ?) de branchouillerie niaiseuse.

Cela dit j'ai dévoré, dans mon quotidien, la série sur les singes. Les gorilles ont toujours eu toute ma sympathie ; elle va maintenant aussi aux moins connus bonobos, cousins des chimpanzés — à cela près que la société chimpanzère est patriarcale et agressive, tandis que la bonobienne, au contraire, confie le pouvoir aux femmes et résout pacifiquement les conflits par... le sexe. Ils s'offrent des câlins à jet continu, ces lascars. On devrait envoyer l'article à toutes ces personnes louches — si «bien-pensantes» soient-elles — qui font l'amalgame entre sexe et violence...

Brrr... Je n'aimerais pas être au pieu avec eux.


Voulez-vous m'épouiller ?
Hamadryas épouillant sa copine.

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Violence encore : le Liban. Décidément, pas facile d'aimer Israël. De moins en moins facile.

Quant à la famille Klarsfeld, que dire des exploits récents de l'héritier, aux indignations sélectives, devenu pote et complice actif de Sarko ? J'espère au moins qu'il a vendu son âme très cher.

Mais pour une fois je ne dirai pas de mal du petit Nicolas : grâce à son action vigoureuse de l'été, les effectifs de nos classes trop chargées vont baisser un peu ! Depuis ma première année d'école en 1951, c'est bien la première fois que je vois la droite bichonner l'Éducation nationale.


Dessin de Brouck.
France, terre d'asile.

*


Violence toujours : le dernier Volodine, Nos animaux préférés (Seuil) est comme les précédents tout grouillant de meurtres, de morts, d'agressions diverses — y compris contre la langue. On ne peut qu'admirer éperdument, une fois de plus, la luxuriance imaginative et la verve dévastatrice de ce génial touilleur de langue. La thématique de Volodine (désastre, fin du monde, monstruosités en tous genres) m'est parfaitement étrangère, et ce livre me tomberait des mains si la puissance de l'écriture n'animait pas ce qui chez d'autres ne serait qu'artifice et fatras. On patauge bien un peu dans certaines pages, il arrive qu'on se demande à quoi mène ce fracassant défilé d'horreurs à faire pâlir Jérôme Bosch, mais voici que l'auteur nous livre obligeamment, incorporées à la fiction, quelques pages brillantissimes où le livre s'auto-glose et nous aide à le décrypter. Ces pages-là et plusieurs autres (celles des non-amours d'un éléphant et d'une femme, notamment, qui ouvrent et ferment le livre), resteront gravées en mémoire.


*


N'empêche : pour plonger dans les histoires de Volodine, somptueuses et irrespirables, j'enfile mon scaphandre, alors que chez un Dhôtel, par exemple, je respire à pleins poumons, je m'ébats comme un poisson dans l'eau.

Dhôtel ! Bon sang ! Failli manquer mon rendez-vous d'été avec lui. Choisi dans la file d'attente, faute de temps, le volume le plus mince, Beauté (Phébus), qui rassemble sept nouvelles écrites entre 1945 et 1985, jamais publiées en volume. Fonds de tiroir, se dit-on. Erreur ! Toutes les sept sont d'incroyables bijoux. Dhôtelissimes, et pourtant étonnantes. On sait, quand on a lu Idylles, que Dhôtel est un fabuleux nouvelliste. L'histoire courte est pour lui, on le sent, un espace de liberté, une invitation à explorer de nouveaux chemins, à lâcher la bride qui se tient plus serrée dans les romans, machines plus lourdes. La mort, absente de ses autres livres, montre ici le bout du nez, la sensualité se fait plus franche, les personnages plus imprévisibles encore ; Dhôtel a rarement inventé histoires plus tranquillement extravagantes, et certaines chutes, ou subtiles absences de chute, m'ont laissé tout planant de bonheur.

Merci au compilateur, Philippe Blanc, et à l'éditeur, Jean-Pierre Sicre. Les préfaces de ce dernier sont superbes, et comment ne pas citer ce passage lumineux tiré de celle-ci, sur les héros dhôtelliens : «certains malchanceux, maladroits, mauvais sujets, bref les cancres de la vie, appliqués dirait-on à se priver du moindre succès en toute chose, et qui se voient royalement offrir, pour peu qu'ils n'en aient pas le souci, à l'issue de leur chemin calamiteux, le présent d'une lumière inaperçue de tous les autres, non point le bonheur sans doute, ce furet trop malin pour se laisser mettre la main dessus, mais la perspective soudaine d'une clarté, d'une vérité presque, dont l'incompréhensible beauté, à jamais hors d'atteinte, leur fait se dire qu'après tout ils ne sont peut-être pas venus à la vie pour rien.»


*


Ah, les cancres... Ce ne sont pas les moins attachants des élèves. Il y en a un, extraordinaire, dans Beauté. Je m'apprête à en rencontrer quelques uns dans mes nouvelles classes, au lycée de Chèvres, parmi une bonne centaine de jeunes visages en grande partie nouveaux : des filles et des garçons, des blancs et des colorés, des doués, des moins doués, des paresseux, des bosseurs, tout un monde, et en avant pour de nouvelles aventures.


Et pendant ce temps, les filles bossent...
Cancre las.

*


Le mois prochain, volkovitch.com fait sa toilette. La disposition des textes va changer légèrement : Le JOURNAL INFIME, le CARNET DU TRADUCTEUR, les COUPS DE LANGUE et le POÈTE DE L'ANNÉE sortiront des PAGES D'ÉCRITURE pour former des rubriques à part.

En octobre, on parlera sûrement un peu de cinéma, on découvrira le dévédé, on parlera vaudois, on fera connaissance avec Mènis Koumandarèas, romancier, nouvelliste, grand raconteur et grand charmeur, on évoquera l'époque étrange où filles et garçons, le croira-t-on ? étaient séparés à l'école. Pour les PUBS, pas de changement : un révoltant mauvais goût.








L'HOROSCOPE DES LECTRICES


BALANCE. Du 24 septembre au 23 octobre.


Ce mois-ci verra les Balances en proie à des superstitions imbéciles. Balancez-moi ces horoscopes, les filles, c'est de la daube ! Lisez ou relisez plutôt Carson Mc Cullers, La ballade du café triste, Reflets dans un œil d'or, Le cœur est un chasseur solitaire (tous en Livre de poche Biblio Romans). Un charme fou. Le second titre a été porté à l'écran par John Huston, avec Brando et Liz Taylor ; le film, chose rare, est aussi beau que le livre !



xx
Marie-Madeleine lisant d'Ambrosius Benson
Tirée de Les femmes qui lisent sont dangereuses,
de Laure Adler et Stefan Bollmann (Flammarion).

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