MUSIQUE, BAIN DE LA PENSÉE


«Or jamais la musique n'a débouché sur des idées, sur une pensée, sur un rapport au monde en particulier. Au mieux, elle n'est qu'un amplificateur des sentiments de celui qui l'écoute...»

Ce qu'un journaliste écrit là semble procéder du bon sens, alors pourquoi cette affirmation banale me fait-elle bondir ? Est-ce là réaction primaire de mélomane dévot dont on insulte l'idole ? Sans doute, mais pas seulement : ce qui me choque dans ce jugement, c'est sa courte vue. Il contredit une expérience intime — laquelle j'ai le plus grand mal à ordonner, à formuler. Et pour cause : la musique, cet homme a raison, ne manie pas les concepts et les mots. Mais elle ne se borne pas non plus à chatouiller les sens. La musique nourrit l'esprit, pour peu qu'on sache l'écouter. Comme la pensée, elle est une forme et un mouvement. Écouter une musique inventive, qui bouge, se déploie, s'organise de façon neuve, ne peut qu'inciter l'esprit, par mimétisme, à sortir de ses routines, à penser de façon plus libre, plus ample. Les surprises et les chocs d'une pièce de Gesualdo, les envolées d'un Beethoven, les glissements et virages imprévus d'un Debussy, autant de stimulants subtils. La musique est l'un des supports de la pensée, l'eau où elle baigne. Car la pensée, que les philosophes me pardonnent, n'est pas selon moi un grand fleuve puissant, mais seulement le frêle esquif porté par lui.

La musique, je ne sais si je saurai bien l'écouter un jour. Trop distrait, trop flemmard, je reste à mi-chemin, mais la fameuse forme sonate classique, avec toutes ses règles, toutes ses répétitions — exposition (thème A, thème B), reprise, développement, réexposition —, qu'est-ce donc, sinon l'expression d'un rapport au monde, le miroir d'une époque où tout est codifié, où l'innovation n'est pas exclue, mais sous surveillance, par avancées mesurées encadrées par de tranquilles retours au connu ? Écouter une symphonie de Haydn, n'est-ce pas retrouver ce bonheur d'un balancement, d'un équilibre entre discipline et liberté, tradition et nouveauté, prudence et audace ?

L'intello français est souvent sourd. Question d'éducation, mais pas seulement. La musique est chose mentale, sans doute, mais elle est surtout liée au corps. Ce corps qui fait si peur à certains de nos travailleurs du cerveau...


(Journal infime, 2002)


Comme quoi c'est physique, la musique...
Gerard Hoffnung, Acoustics.


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(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°35 en août 2006)