MODIANO-DHÔTEL


Un été sans bains de mer, très bien ; sans soleil, passe encore ; mais sans lecture, jamais ! La belle saison est une orgie de livres. Et pour que la fête soit complète, il me faut Dhôtel et Modiano.

Ils sont de la même famille, ces deux-là : de ceux qui n'arrêtent pas d'écrire, et de réécrire (croit-on) le même livre. Ce qui chez les auteurs médiocres est mauvais signe (manque d'imagination, paresse...), mais révèle chez les meilleurs une obsession, un acharnement nécessaires. Il ne s'agit pas de faire toujours la même chose, mais presque la même chose ; de revenir, mais juste à côté pour explorer le terrain dans ses infimes replis — tel un photographe qui prendrait une foule de photos successives d'un même lieu pour faire lentement apparaître son relief.

On peut les lire, ces obsédés admirables, en les suivant pas à pas dans cette recherche, l'esprit mobilisé tout entier, attentif aux moindres variations ; on peut aussi, au contraire, se laisser bercer à la paresseuse par ces plaisirs familiers. L'idéal étant de faire les deux à la fois — lire et bouquiner —, ce qu'en pratiquant Dhôtel ou Modiano, grâce à tout leur talent, je crois parfois possible.

Par ailleurs on ne peut rêver auteurs plus divergents.

Dhôtel est par essence campagnard ; ses histoires explorent un espace ouvert, suivant un mouvement centrifuge qui conduit le héros à des errances, des visions, des rencontres ; au bout du chemin, quelque chose lui est donné, ou quelqu'un. Les fictions de Modiano, elles, s'enferment dans la ville, tournent en rond vers un centre vide, à l'image de leurs personnages qui cherchent avant tout à fuir, à s'évanouir.

Voyage de noces, mon Modiano de ce juillet, charmeur en diable avec trois fois rien, est l'un de ceux que la critique a parfois regardés un peu de haut, y voyant un livre mineur, une resucée, une petite musique essoufflée. Peut-être. Mais juste après je rouvre le premier Modiano, La place de l'Etoile, les premières pages et je les prends dans la gueule : des pastiches de Céline et Rebatet du feu de Dieu, débuts tonitruants d'un blanc-bec de vingt ans monstrueusement doué. La voix de ce type-là peut abattre les murs ! Il aurait pu aisément continuer ainsi. Les livres suivants, plus ténus, évasifs, chuchotés, qui semblent céder au ressassement, sont peut-être tout le contraire : une recherche patiente, tournant le dos aux effets faciles, d'un secret de plus en plus impalpable ; et s'ils paraissent moins réussis, c'est qu'ils sont plus difficiles à réussir. On dirait qu'il essaie de construire avec de moins en moins de matière, comme un architecte dressant une tour avec sans cesse moins de pierres et toujours plus d'air. Sans doute fallait-il tâtonner ainsi longtemps avant d'aboutir à Dora Bruder, dépouillé jusqu'au vertige, le plus abstrait de ses livres et le plus habité. Le plus immobile, et celui qui m'a le plus remué. (Je revois Echenoz, Dora Bruder à la main, m'avouant, C'est très fort !)

Naguère j'aurais prolongé le jeu des contrastes en plaçant Modiano sous le signe de l'angoisse, et Dhôtel du côté de la sérénité. C'est vrai, on ne meurt pas chez Dhôtel, on a des ennuis mais à la fin tout s'arrange et l'on trouve même l'amour en prime. Mais mon Dhôtel de l'année, Lumineux rentre chez lui, l'un des plus beaux, le plus dhôtélien en tous cas, vient troubler cette image. Le héros ne cesse d'avoir une chance extraordinaire, d'accéder toujours à de nouveaux honneurs — et à chaque fois il gâche tout, se retrouve moins que rien. Ce leitmotiv, et d'autres avec lui, reviennent avec une insistance névrotique, comme si le propos caché du livre était de dire un blocage immense, au bord du cauchemar. Dhôtel a plus que quiconque érigé en vertus la confiance et l'insouciance, or on m'a dit qu'il avait vécu des années de déprime, je ne sais quand, et je ne sais si j'ai envie de savoir. Alors, l'angoisse pour tous, même lui ? Je repense à Benoît Labre, ce monstrueux saint homme à qui il consacra un livre, dont je vois l'ombre malade se lever derrière Lumineux et d'autres personnages. Lumineux — tu parles...


(Journal infime, 2002)


Plus de place : il faut déménager !
Le rayon Dhôtel.


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(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°34 en juillet 2006)