OÙ LE VÉLO MÈNE À DIEU


J'ai deux vélos : un pour les bois, un pour la ville, chacun remplaçant l'autre en cas de pépin. Une voiture me coûterait bien plus cher, mais avec mes deux fois deux roues — luxe rare, quasi indécent — je me fais l'effet d'un nabab. La grande vie, à mon âge, enfin !

Je parle à mes vélos. Ils ont des noms. Le vieux gris, prolo de chez Décathlon, c'est Dédé ; le Giant flambant jaune, diva fragile (les caprices de ses freins à disque me coûtent une fortune), je l'ai baptisé Gilbert. Pas de quoi passionner la foule de mes lecteurs, j'en suis conscient, et pourtant notre manège à trois m'intéresse. L'idée de les nommer, par exemple, m'est venue très tard, après quelques années — déclenchée par quoi ?

(Cette question dérisoire, quelqu'un de plus futé que moi en dégagerait peut-être une loi psychologique importante. Les scientifiques, eux, le savent : la clef des mystères se trouve dans l'infiniment petit.)

Je parle à mes deux vélos en arrivant sous l'appentis, pour les saluer, annoncer lequel j'ai choisi, puis au retour, quand je suis content de nous, ou pour prendre sur moi d'éventuelles défaillances, mais sur la route, pas un mot, pourquoi ? La faute, sans doute, à leurs solides vertus : docilité, discrétion. Ils se font oublier au point de laisser croire que je suis seul à me défoncer ! Ils font alors presque partie de moi-même, et c'est pourquoi sans doute mes vélos (attention ! ce ne sont pas de banales bicyclettes) portent des prénoms masculins.

J'ai peu de reproches à leur faire. Pas très malins, sans doute. Leurs emballements puérils dans les descentes m'amusent plutôt ; ils le paient plus tard dans les côtes, je les sens souffrir, je dois les traîner, mais ils s'accrochent, ils font presque toujours ce qu'ils peuvent, humbles et honnêtes. Les freins fragiles de Gilbert, c'est de naissance, et quant au reste ils sont tous deux d'une robustesse incroyable. Quand je pense à ce qu'ils subissent, l'hiver surtout, dans le genre secousses et bain de boue ! Le moindre vélo d'aujourd'hui est un chef-d'œuvre de technique. On devrait s'émerveiller. On ne sait plus.

Ce que je n'aime pas trop, tout de même, c'est leurs façons hypocrites quand ils crèvent ou cassent la chaîne : d'un seul coup plus personne, on joue les tas de ferraille sans vie, Je suis mort, je peux pas t'aider... Avant de repartir tout frais, comme un zèbre, sur un pneu neuf, quand je me relève les mains pleines de cambouis. Quelle aptitude à changer d'organes ! Moi et ma clavicule, à côté, nous avons l'air préhistorique...

Que je parle à Gilbert et Dédé, j'espère bien que ça ne fait rire personne. Après tout, il nous arrive à tous, ou presque, un jour ou l'autre, de faire bien pire ! de parler à un absent, à un mort ! Sans compter ceux qui adressent à Dieu des discours compliqués, persuadés qu'Il n'a que ça à faire, les écouter, eux, et non les milliards d'autres microbes. Tous ces monologues apparemment absurdes ont un sens, évidemment, c'est par là qu'il faudrait chercher maintenant, mais je suis pris au dépourvu, mes petits vélos m'ont trop vite mené à ces questions immenses, je ne suis pas prêt, stop mon gars, pied à terre.


(Journal infime, 2003)


Patrick Fillion, À bicyclette, éditions Parangon.
Chef d 'œuvre de technique.


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(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°33 en juin 2006)