PÊCHE À LA LIGNE


Quand je croise le pêcheur à la ligne, du haut de mon vélo, je le regarde à peine. J'ai tendance à voir en lui, comme beaucoup de gens, un Jean-de-la-lune, un flemmard, un ringard qui ne va pas voter.

Alors que vient-il faire chez moi, dans mes écritures, où plus d'une fois je l'ai retrouvé au coin d'une page ? Si seulement mon visiteur était l'un de ces princes du bouchon, de ces artistes cueillant la truite avec un luxe de moyens techniques, de stratégies, de tours de main, comme dans le roman que m'envoya un jour son traducteur, l'ami Sablon, ou dans les histoires que raconte l'ami Mouilloux, les yeux brillants comme des écailles ou du soleil sur l'eau ! Non : mon modèle à moi est le plus humble d'entre eux, le pêcheur de base qui semble roupiller, assis sur son pliant.

J'allais écrire : " le cul sur son pliant ", et je me retiens. Bizarre. Comme si je craignais de lui manquer de respect. On dirait qu'il me fascine. Que je l'envie. Quand je passe derrière son dos sur ma machine, l'œil affolé entre montre, compteur de vitesse et cardiomètre, comment ne pas me sentir intrus dans son royaume de silence, de patience ? Sans doute sommes-nous, lui l'immobile et moi l'agité, complémentaires, et tous deux nécessaires — mais mon brassage de vent me semble parfois bien futile à côté de sa muette lourdeur. Le Temps, que je m'échine à réduire, à découper, pour n'arriver qu'à m'en rendre l'esclave, lui le neutralise tranquillement, le laissant fondre peu à peu dans ses eaux. La perfection après quoi je cours, dans l'écriture aussi bien, j'en resterai à jamais très loin, tandis que lui semble assis dans la sienne une fois pour toutes.

Sur ma clinquante mécanique, bardé de textiles bariolés, je fais tout, sécurité oblige, pour être vu de loin ; lui, dans ses vieilles nippes ternes couleur de terre, d'herbe ou de vase, n'a qu'une pensée : passer inaperçu, ne pas exister pour nous, qui pour lui n'existons pas. Il nous tourne le dos, nous ne sommes qu'un mirage. Le poisson lui-même, un prétexte. Ramener de quoi bouffer, alibi crédible, mais l'essentiel se trouve ailleurs.

L'essentiel ? Si je m'arrêtais pour lui demander ce que c'est, je crois bien qu'il ne voudrait ou ne saurait répondre. (Ou il causerait asticots, mouches et moulinets pour noyer le poisson.) Les mots, ce n'est pas son truc. Ce qu'il cherche est trop informe et fuyant — comme l'eau elle-même — pour notre langage humain. Le pêcheur contemple. Il attend. Comme les peintres, avec le même acharnement paisible, et comme eux faussement inactif : car s'il faut d'abord s'ouvrir au monde en face de soi, se détendre, se laisser envahir, on doit être en même temps aux aguets, prêt pour agir, pour le geste infime et vif de la main — la touche.

À cela près que les peintres gardent leurs distances, planqués derrière leur toile, tandis que le pêcheur se penche au-dessus de l'eau ; non pour s'y mirer comme un banal Narcisse, mais pour aller, dirait-on, au devant d'un ailleurs caché ; et le fil fragile qui le relie aux profondeurs, téléphone archaïque, tantôt activé par lui, tantôt brusquement tendu par un message issu d'en bas, lui donne une vague allure de sourcier aquatique, de sorcier des temps anciens. Il plonge dans nos origines, rappelant des époques perdues où la nourriture et la vie dépendaient de ses rituels, de ses petits gestes minutieux ; mais il nous relie surtout à une espèce d'autre monde — on ne peut plus modestement, ignorant son rôle chamanique, largement aveugle à lui-même comme à l'élément obscur devant lui. (Du moins c'est ce qu'il nous laisse croire.)

Parfois un esprit des eaux se branche sur sa ligne, aussitôt se repent, trop tard, est soulevé au bout du fil, secoué d'un courant électrique, de spasmes comme une pythie. Une pythie qui va mourir sans avoir parlé. Ce bonhomme tranquille, en effet, est aussi un tueur, même s'il parvient presque — c'est très fort — à nous le faire oublier. Les belles âmes dans mon genre, qui voient plutôt les chasseurs d'un sale œil, observent sans broncher l'agonie affreuse de ses victimes.

Certains vont dire qu'on ne construit rien qui vaille sans un crime caché dessous, et ce n'est sans doute pas faux, hélas. N'empêche, moins le pêcheur prend de poisson, plus il m'est cher. Ceux qui veillent sur une batterie de trois gaules ou davantage, ces brutes stakhanovistes, n'ont rien compris : on n'est pas là pour additionner les prises, mais pour se soustraire. Ce vertige du vide et de l'inutile, cette paix, cette pureté de néant à quoi nous fait accéder le pêcheur, celui qui ne prend rien, ou presque rien, nous y conduit mieux que personne. J'en viens finalement à me sentir un peu son frère, moi et mes histoires minimales, moi qui avec mes mots n'aurai jamais saisi que des reflets.

Quand nous rentrerons chacun chez soi tout à l'heure, les bureaux de vote n'auront pas fermé, il sera encore temps de rendre son dû à César. En attendant, n'aurons-nous pas été, lui et moi, même bredouilles, heureux autant qu'on peut l'être ? N'aurons-nous pas oublié un instant l'actualité ?

Il est des moments, holy shit ! où cela fait du bien.


(Journal infime, 2003

paru dans Littera)


Cette paix, cette pureté de néant...
Entre Joinville et Champigny, 1898.


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(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°32 en mai 2006)