POUY BROIE DU NOIR


«Une heure après, j'étais épuisé, déprimé et vaguement désespéré. Ça ne s'arrangeait pas. Le monde était dans un coma dépassé.»

«Le monde allait encore plus mal. Ça merdait de tous les côtés.»

Voilà ce que je trouve dans H4 blues, un bon petit polar de l'excellent Jean-Bernard Pouy. Remarques rituelles, figures obligées, tyrannie de la loi du genre. Le polar est tout sauf une image fidèle de notre monde ; il braque ses yeux hallucinés sur sa face d'ombre, ignorant les répits, les éclaircies, les belles journées paisibles. Il vire tout au tragique, se vautre dans la nuit et ses violences. En cela il répond à l'un de nos besoins les plus profonds, aussi méconnu qu'évident : broyer du noir.

Étrange tout de même. Notre bonheur exige, dirait-on, que nous soyons persuadés de vivre dans le pire des mondes, en un siècle plus pourri encore que les précédents. Je veux bien que les horreurs anciennes, avec le temps, pâlissent et rapetissent peu à peu, mais cette illusion d'optique ne rend compte qu'en partie d'un tel désir masochiste. Sans doute, faire de son époque le sommet de l'horreur, c'est dans un sens la valoriser, et nous avec, martyrs entre tous, mais là encore l'explication est trop courte.

Exorcisme ? Dire le mal pour l'éloigner ? Jouer les blessés pour écarter les coups ? Peut-être, mais il y a aussi, dans tout ce noir, une soif de situations simples. Comme c'est reposant, un tableau uniformément sombre, un monde sans sa complexité, ses embarrassantes nuances, tous les dégradés du réel... En lisant de la «littérature blanche», comme on dit — blanche comme chez Gallimard ou chez Minuit —, on apprend à faire la part des choses, à distinguer toutes les nuances du gris ; lire un «roman noir» c'est se lâcher, c'est oublier tout ce qui empêche la colère de s'emballer. On lit un polar pour ne pas réfléchir. Comme on se saoule la gueule.

(Mon problème avec le polar, c'est en grande partie, sans doute, cette infirmité ridicule, quasi rédhibitoire pour qui se pique d'écrire : mon absence de goût pour l'alcool !)

Les polars sont simples. L'ambiguïté de tout, ce n'est pas leur truc. Peu d'entre eux — sauf peut-être 1275 âmes, de Jim Thompson — ont fait chavirer le monde sous mes yeux, m'ont fait frissonner jusqu'au tréfonds. Je crois que le domaine du polar est le cinéma, que l'image le sert parfaitement avec sa violence immédiate, laquelle se délaie toujours un peu en passant par le filtre des mots. Je crois que certains films de Hawks ou Walsh ou Huston sont parmi les chefs-d'œuvre du cinéma, mais que l'excellent Chandler, tout de même, n'est pas Faulkner. Alors, que certains placent la «littérature noire», selon eux si vraie, si vivante, si proche du réel, au-dessus d'une littérature blanche épuisée, fade et futile, blanche comme l'endive ou la robe des communiantes, ça me fait doucement rigoler.


(Journal infime, 2003)


Bientôt la mariée sera en noir...
Jeanne Moreau chez Joseph Losey.


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(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°31 en avril 2006)