Quand j'ai connu Muriel, j'avais seize ans. C'étaient les années 60, qui font rêver tant de monde, et que moi j'ai trouvées saumâtres. À mes yeux elles n'ont qu'une vertu : on a tourné en ce temps-là plus de grands films que jamais auparavant ou par la suite. C'est là que j'ai appris la vie, dans les livres et au cinéma.
Muriel est un personnage du film de 1963 qui porte ce titre, mis en scène par Alain Resnais sur un scénario de Jean Cayrol. J'ai vu Muriel trois fois, en novembre 64, octobre 69 et septembre 94. C'est l'un des rares films qu'on reconnaît dans chacun de ses plans ; le visage et la voix de Delphine Seyrig l'irradient tout entier ; mais à chaque vision je l'ai trouvé différent, plus encore que les autres films — éclaté, éparpillé, peuplé de personnages hétéroclites et fuyants, ne me laissant jamais les mêmes images en mémoire.
Les critiques, à l'époque, furent divisés. Certains firent la grimace devant les audaces de Muriel, que j'accueillis quant à moi comme une évidence. Dès le premier instant je me suis senti là chez moi. Aucun film, je crois, ne m'a autant appris sur le cinéma et sur la vie. Aujourd'hui encore je pense à lui quand je sens vaciller ma foi dans le pouvoir des mots et des images. Ne t'en fais pas, me dis-je, il y a Muriel, et tu la reverras un jour.
Pourtant Muriel n'est pas commode. L'histoire, qui avance en zigzags, cahotante, pleine de trous, traîne un malaise plus ou moins diffus. Le pire, c'est au milieu. Deux minutes à peine : un jeune homme rentre d'Algérie après vingt-deux mois d'armée ; il est mal dans sa tête ; il montre à un ami le film d'amateur qu'il a tourné là-bas, images floues, anodines, et en même temps il raconte comment les autres soldats et lui ont torturé Muriel à mort.
Cette guerre-là, ces actes-là, en ce temps lointain, on n'avait pas le droit d'en parler. Les films restaient là-dessus muets comme la tombe. Resnais et Cayrol furent sans doute les premiers à violer la loi, mais sans montrer d'images. Plus tard, j'ai vu Avoir vingt ans dans les Aurès, où René Vautier, le réalisateur, en 1971, prend le parti inverse : tout montrer, de façon quasi documentaire. Cela aussi devait être fait, le résultat est d'une force terrible, mais l'absence d'images, le vide au cœur de Muriel est plus horrible encore, plus vrai — plus proche du silence, de l'innommable à quoi cette guerre, pour moi, est à jamais liée.
Jeannot le mécano, un petit gars vif et joyeux, était parti là-bas vers 1960 ; quand il est revenu en permission et que je lui ai demandé de raconter la guerre, son visage s'est fermé ; il m'a regardé d'une telle façon — ou plutôt évité mon regard — que je ne l'ai plus jamais questionné.
Allons allons, me dis-je parfois, tu ne vas pas ruminer cette guerre-là cent sept ans, on a vu bien pire, avant, après, et pas seulement sous de lointaines latitudes ! Qu'étaient-ils donc, nos tortionnaires en kaki, les Autecaresses, les Busard, sinon des besogneux, des artisans miteux à côté de certains industriels ? Et si Jeannot le mécano est mort alcoolique l'an dernier, ce n'est pas uniquement, tout de même, à cause de l'Algérie !
Soit. N'empêche que cette guerre-là, pour moi, ne passe pas. Elle est arrivée à l'âge où l'on ouvre les yeux, c'est par elle que j'ai su, presque aussitôt — car nous avons su très tôt, malgré tous les efforts des Képis, des Mitres et des Cravates pour étouffer la vérité, la vérité qui suinte, qui finit toujours par jaillir —, j'ai su ce que les adultes, sous leur noble apparence, valaient vraiment. Les mâles surtout. Les chefs. J'ai vu que la plupart d'entre eux n'étaient doués que pour le mensonge. Que les Croisés de l'Occident étaient presque tous d'infâmes soudards. Certains personnages que plus tard on aurait voulu admirer, le grand Gaullois, le petit François, sont sortis souillés de cette boue — le second sans rémission. Et l'Algérie depuis reste pour moi une terre brûlée. Alors si l'on me montre une photo de ce temps-là, prise juste avant l'Indépendance, une belle photo paisible, six petites filles délicieuses, jolies, souriantes, l'air insouciant, prêtes pour les lendemains qui chantent (combien sont encore vivantes aujourd'hui ?), j'imagine aussitôt, hors-champ, planqués — à gauche les assassins d'hier, à droite ceux qui ont suivi, qui ont ces filles-là pour sœurs ! — les éternels porte-couilles avec leurs flingues, leurs gégènes, leurs couteaux, tous frères en barbarie, prenant les petites entre deux feux.
Celles qui donnent la vie. Ceux qui s'acharnent à la détruire.
Fissa, petiotes ! Foutez le camp !
(Journal infime, 2003
Paru dans Littera n°4, novembre 2003)
Combien encore vivantes ? |
(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°29 en février 2006)