PAGES D'ÉCRITURE
N°29 Février 2006
Quand j'ai connu Muriel, j'avais seize ans. C'étaient les années 60, qui font rêver tant de monde, et que moi j'ai trouvées saumâtres. À mes yeux elles n'ont qu'une vertu : on a tourné en ce temps-là plus de grands films que jamais auparavant ou par la suite. C'est là que j'ai appris la vie, dans les livres et au cinéma.
Muriel est un personnage du film de 1963 qui porte ce titre, mis en scène par Alain Resnais sur un scénario de Jean Cayrol. J'ai vu Muriel trois fois, en novembre 64, octobre 69 et septembre 94. C'est l'un des rares films qu'on reconnaît dans chacun de ses plans ; le visage et la voix de Delphine Seyrig l'irradient tout entier ; mais à chaque vision je l'ai trouvé différent, plus encore que les autres films — éclaté, éparpillé, peuplé de personnages hétéroclites et fuyants, ne me laissant jamais les mêmes images en mémoire.
Les critiques, à l'époque, furent divisés. Certains firent la grimace devant les audaces de Muriel, que j'accueillis quant à moi comme une évidence. Dès le premier instant je me suis senti là chez moi. Aucun film, je crois, ne m'a autant appris sur le cinéma et sur la vie. Aujourd'hui encore je pense à lui quand je sens vaciller ma foi dans le pouvoir des mots et des images. Ne t'en fais pas, me dis-je, il y a Muriel, et tu la reverras un jour.
Pourtant Muriel n'est pas commode. L'histoire, qui avance en zigzags, cahotante, pleine de trous, traîne un malaise plus ou moins diffus. Le pire, c'est au milieu. Deux minutes à peine : un jeune homme rentre d'Algérie après vingt-deux mois d'armée ; il est mal dans sa tête ; il montre à un ami le film d'amateur qu'il a tourné là-bas, images floues, anodines, et en même temps il raconte comment les autres soldats et lui ont torturé Muriel à mort.
Cette guerre-là, ces actes-là, en ce temps lointain, on n'avait pas le droit d'en parler. Les films restaient là-dessus muets comme la tombe. Resnais et Cayrol furent sans doute les premiers à violer la loi, mais sans montrer d'images. Plus tard, j'ai vu Avoir vingt ans dans les Aurès, où René Vautier, le réalisateur, en 1971, prend le parti inverse : tout montrer, de façon quasi documentaire. Cela aussi devait être fait, le résultat est d'une force terrible, mais l'absence d'images, le vide au cœur de Muriel est plus horrible encore, plus vrai — plus proche du silence, de l'innommable à quoi cette guerre, pour moi, est à jamais liée.
Jeannot le mécano, un petit gars vif et joyeux, était parti là-bas vers 1960 ; quand il est revenu en permission et que je lui ai demandé de raconter la guerre, son visage s'est fermé ; il m'a regardé d'une telle façon — ou plutôt évité mon regard — que je ne l'ai plus jamais questionné.
Allons allons, me dis-je parfois, tu ne vas pas ruminer cette guerre-là cent sept ans, on a vu bien pire, avant, après, et pas seulement sous de lointaines latitudes ! Qu'étaient-ils donc, nos tortionnaires en kaki, les Autecaresses, les Busard, sinon des besogneux, des artisans miteux à côté de certains industriels ? Et si Jeannot le mécano est mort alcoolique l'an dernier, ce n'est pas uniquement, tout de même, à cause de l'Algérie !
Soit. N'empêche que cette guerre-là, pour moi, ne passe pas. Elle est arrivée à l'âge où l'on ouvre les yeux, c'est par elle que j'ai su, presque aussitôt — car nous avons su très tôt, malgré tous les efforts des Képis, des Mitres et des Cravates pour étouffer la vérité, la vérité qui suinte, qui finit toujours par jaillir —, j'ai su ce que les adultes, sous leur noble apparence, valaient vraiment. Les mâles surtout. Les chefs. J'ai vu que la plupart d'entre eux n'étaient doués que pour le mensonge. Que les Croisés de l'Occident étaient presque tous d'infâmes soudards. Certains personnages que plus tard on aurait voulu admirer, le grand Gaullois, le petit François, sont sortis souillés de cette boue — le second sans rémission. Et l'Algérie depuis reste pour moi une terre brûlée. Alors si l'on me montre une photo de ce temps-là, prise juste avant l'Indépendance, une belle photo paisible, six petites filles délicieuses, jolies, souriantes, l'air insouciant, prêtes pour les lendemains qui chantent (combien sont encore vivantes aujourd'hui ?), j'imagine aussitôt, hors-champ, planqués — à gauche les assassins d'hier, à droite ceux qui ont suivi, qui ont ces filles-là pour sœurs ! — les éternels porte-couilles avec leurs flingues, leurs gégènes, leurs couteaux, tous frères en barbarie, prenant les petites entre deux feux.
Celles qui donnent la vie. Ceux qui s'acharnent à la détruire.
Fissa, petiotes ! Foutez le camp !
(Journal infime, 2003
Paru dans Littera n°4, novembre 2003)
Combien encore vivantes ? |
Que l'un des meilleurs apprentissages soit le travail en groupe, les traducteurs, êtres soi-disant solitaires, s'en sont aperçus comme les autres. Nos formations à la traduction littéraire, si actives et efficaces depuis quinze ans, en sont le meilleur exemple ; quant à nos diverses rencontres, Assises, Journées de printemps, elles proposent invariablement des séries d'ateliers. Dans toutes ces formules institutionnelles, un praticien expérimenté anime le groupe. Mais il est une autre forme de travail collectif que j'ai rencontrée deux fois et qu'il me semble utile de décrire, dans l'espoir qu'elle fera des petits.
C'était au début des années 90, dans l'euphorie des commencements. La maîtrise et le DESS de traduction littéraire de Charles V venaient de naître. Un petit groupe de filles issues de ces formations décidèrent de prolonger l'expérience. Elles se réunissaient à quatre ou cinq, toutes les cinq ou six semaines, autour d'un passage proposé par l'une d'elles et distribué à l'avance. Le but n'était pas d'élaborer une version commune, mais simplement de remuer les méninges, de confronter les points de vue — comme c'est le cas dans la plupart des ateliers «officiels». La grande différence avec ceux-ci, qu'anime un traducteur chevronné, c'est que cet ensemble-là jouait sans chef. Les filles m'invitèrent une fois par amitié, et j'eus beaucoup de plaisir à écouter Laetitia, Isabelle, Marie et les autres, mais j'avais eu soin de préciser la règle du jeu : je venais en simple observateur, pas question pour moi de diriger les opérations si peu que ce soit, et je donnai mon avis seulement quand il me fut demandé. Le groupe fonctionna de façon souple et satisfaisante un an ou deux, puis, les premières commandes arrivant, chacune suivit sa petite bonne femme de route.
Un ou deux ans plus tard, je fus un participant plus actif au sein d'une équipe très différente, réunissant des traducteurs confirmés, dont certains enseignaient à Charles V, d'autres un peu plus jeunes et même deux ou trois étudiants qui donnaient à notre commando un petit air d'armée mexicaine, plus riche en généraux qu'en soldats. L'âme du groupe était celle du DESS lui-même : Michel Gresset, qui vient de quitter ce monde après avoir tant fait pour nous tous. Michel avait donc réuni, excusez du peu, Françoise Cartano, Didier Coupaye, Anne Wicke, Marc Amfreville et j'en oublie... Nous étions parfois une dizaine à nous empoigner dans la légendaire salle C25 de Charles V. Pas de chef là non plus, et encore moins de version collective modèle : nos points de vue divergeaient atrocement ! C'est ce qui m'a frappé le plus dans cette expérience : tous les présents tenaient le même discours, proclamant le même refus des deux extrêmes, littéralisme et ethnocentrisme, mais sur le terrain nos solutions variaient de façon souvent ahurissante... Il a fallu toute l'honnêteté intellectuelle, la modestie et le courage de Michel Gresset pour concevoir, puis réaliser cette utopie, ce groupe mixte où les profs s'exposaient à nu jusque dans leurs désaccords devant des étudiants.
L'expérience n'a pas duré longtemps elle non plus. A-t-elle été renouvelée depuis, comme elle le mérite ?
Bye, Michel. Fallait-il que tu sois en avance pour que nous ne t'ayons pas encore rejoint.
Le ciel est sombre encore
comme responsable d'une affaire sérieuse
que pourtant il délaisse.
Punaises les étoiles
se décrochent aisément.
La nuit, que soutiennent-elles ?
Le ferme firmament
sur quoi de plus solide cherche-t-il
à s'accrocher ?
Misérable coupole
crainte autocollante
tout se décolle quand on veut.
La lune demi-bague brisée
dès qu'une loi se la passe au doigt
tombe et s'égare.
Il ferait jour déjà
mais le temps est retardé
par les caresses bicolores
d'une hésitation amoureuse de lui.
Quel bonheur pour son avancée
de s'arrêter à pareille cause.
L'oliveraie épaissement tourmentée
tente de chasser l'hésitante
de décoller l'un de l'autre les arbres
le fruit des feuilles,
les feuilles et leur double jeu :
d'un côté le baiser avec l'ombre
de l'autre une purification par la lumière.
Les étreintes passionnées de l'imprécision
souvent traînent en longueur,
nous mourons sans avoir appris
ce qui nous tenait si étroitement
indistincts.
Hésitation amoureuse du temps,
anarchie dans la vision.
Les cyprès qui avaient juré
de fidèlement servir la propriété insurgés obscurs à présent
dans une obscure insurrection s'éparpillent,
la propriété verse,
les filles et les tombeaux
désormais reçoivent la même dot.
Des buissons nains
mendiants accroupis alentour
demandent à la lumière
leur nom : genêts, myrtes, lentisques.
Un bec d'oiseau se promène et cherche
mais la pitance fait la grasse matinée
et parfois même ne se réveille pas.
C'est à jeun d'habitude
que les mots s'envolent.
Un figuier renfermé rêve de colère :
que les doigts écartés de ses feuilles
maudissent des roseaux pleurnicheurs
et son ombre impuissante
qui ne donne pas de figues.
Le thym en fustanelle, rebelle sur ses rochers
dort d'un œil dans sa tenue mauve,
et toute la nuit monte la garde
son parfum né du même village.
Il s'est éteint tout seul
l'amour de l'hésitation pour le temps.
L'amour s'éteint sans hésiter.
Les alignements de verdure s'éveillent
et toute la végétation se hisse
cahin-caha
avec ses noms clinquants :
thym, myrte, lentisques
cyprès repentis
chardons
mauves des gitans.
Toute la végétation jusqu'en haut se hisse
chaque plante suivant son chemin.
Moi,
si j'étais douée pour l'escalade,
je prendrais ces étroits sentiers tracés
par le piétinement et la mort des herbes sèches.
Non, pas la mort, je ne veux pas que la mort
entre au matin dans la végétation des mots.
Je veux une façon plus amicale, une façon
de raconteur d'histoires : disons que les herbes sèches
se sont peignées, mais que la raie
est totalement de travers. C'est pourquoi
je les appelle sentiers blonds.
La fumée d'une maison basse
de paysan s'efforce d'élever plus haut
sa dispersion.
Tout cela vu par mon œil de l'est.
À l'ouest
d'autres images disent bonjour.
(réponse sur le numéro de la citation...)
Les hommes se distinguent par ce qu'ils montrent et se ressemblent par ce qu'ils cachent.
Celui qui veut se complaire aime chez les autres ce qui lui ressemble, mais celui qui veut croître aime plus que tout ce qui lui ressemble le moins.
Aucun être n'est fixé. De chacun peut surgir un malade, un fou, peut-être un sot.
Le malentendu fait des divorces, mais il fait encore plus d'unions.
Celui qui fait confiance n'est trompé que de temps en temps ; celui qui ne fait pas confiance l'est à tout coup : quand on le trompe et qu'il le sait, quand on ne le trompe pas et qu'il se croit trompé.
Du haut de l'Anthologie de la poésie anglaise en Pléiade, onze siècles nous contemplent ! Le doyen des poètes élus vivait au IXe siècle, le benjamin n'a pas cinquante ans. Deux mille pages fines et serrées. Pour explorer pareil monument il me faudra des mois, quelle chance !
Je devrais, je le sais bien, commencer par quelques critiques sur la sélection des poètes, cela ferait sérieux, mais non, sorry : le semi-spécialiste que je suis n'a pas repéré d'oublis ou de choix scandaleux.
Commencé par le XXe siècle finissant — ce que je connais le moins. Deux poètes surtout m'ont impressionné, deux Irlandais : Derek Mahon, dont j'ignorais tout, et Seamus Heaney, déjà une star. Deux recueils du second viennent de sortir chez Gallimard, traduits avec une belle vigueur par Patrick Hersant : L'étrange et le connu et La lucarne.
Autre aspect attachant de ce volume : le maître d'œuvre, Paul Bensimon, a invité soixante-douze traducteurs de toutes générations et tendances, alternant reprises et inédits pour composer un solide panorama de la traduction française du dernier demi-siècle. Belle rencontre au sommet ! Admiré au premier chef les travaux du patriarche, feu Pierre Leyris, de mes contemporains Jean-Michel Déprats, Philippe Mikriammos, Claire Malroux... Ils sont flanqués d'universitaires parfois un peu raides, dont on souhaiterait ici ou là qu'ils s'éloignent un tantinet de la lettre pour se rapprocher de la danse et du chant, mais l'ensemble est de bonne tenue, on y reviendra.
Autre lecture de fond, autre caverne d'Ali-Baba : La littérature française au présent, de Dominique Viart et Bruno Vercier. L'éditeur, Bordas, s'était déjà fait pardonner le Lagarde et Michard en publiant un trésor, une bible : La littérature en France de 1945 à 1981, auquel participait Bruno Vercier. Le nouvel opus reste dans les mêmes hauteurs. On regrette évidemment que la part des textes soit ici plus réduite, mais comment faire la fine bouche devant de tels commentaires ! Présenter ce qui vient de s'écrire ou s'écrit aujourd'hui même était une gageure ; elle est superbement tenue. Le chaos se met en place, tout s'enchaîne ; tout est dit de façon simple et juste. Je comptais picorer, je me trouve embarqué dans une lecture intégrale, en partant du premier chapitre : les écritures de soi — dont je n'aurais pas perçu tout seul à quel point elles imprègnent notre époque. Une époque riche, ouverte, passionnante, nos duettistes le prouvent abondamment, et je ne sais si je dois me réjouir ou râler de ce que leurs goûts soient si proches des miens : il y aura pour moi sans doute, cette fois-ci, moins à découvrir qu'à redécouvrir.
Les livres lus, on s'en souvient peu et mal. Les manuels comme le Viart-Vercier nous rafraîchissent utilement la mémoire. Sollers, j'en pensais du mal avec remords, l'ayant à peine pratiqué ; le passage de Femmes lu ici me conforte : servilement pompé sur Céline, brillant, creux et sec — pire encore que prévu. Mais pendant que Sollers rapetisse, Michon grandit encore. Je savais que les Vies minuscules, parues en 1984, étaient immenses ; le V.V. nous fait voir à quel point Michon, sa grandeur propre mise à part, occupe dans son époque une position stratégique, et l'on vérifie une fois de plus que chacune de ses pages est d'une incroyable richesse.
Sollers. | Michon. |
J'ai dit le mois dernier ce que je pensais du roman trash de Pierre Jourde, Festins secrets, et de ses dégueulis imprécatoires. De l'invective, il y en a plein aussi dans le dernier écrit de Pierre Autin-Grenier, Friterie-bar Brunetti (Gallimard) où l'auteur tape allègrement sur sa cible favorite : technocrates, capitalistes et autres persécuteurs du bon peuple. Mais il y a plusieurs familles d'imprécateurs. Si le brouet de Jourde pue intensément, la soupe de ce bon vieux PAG est de celles qui sentent bon. D'abord, il n'y a pas plus doux, plus tendre que cette grande gueule au grand cœur : s'il rencontrait l'un de ceux qu'il assassine en paroles, il finirait par l'inviter à boire un godet au bistrot du coin !
Ils n'iront pas chez Brunetti, hélas : ce petit rade lyonnais crapoteux, chaleureux, que l'auteur fréquenta dans les années 60, n'existe plus que dans sa mémoire. Il en a fait le décor unique de son bref récit, prenant pour héros ses habitués d'autrefois : des piliers de bistrot comme on en connaît tant, qu'un Jourde balaierait de son mépris haineux, mais qui revivent ici plus glorieusement sans doute qu'ils n'ont vécu, sous l'œil d'un mémorialiste attentif et plein d'amour. Un amour qui s'étend jusqu'aux mots, que Jourde entasse et fouette à la va-vite, alors qu'Autin-Grenier les caresse avec la gourmandise patiente qu'on lui connaît. Rares ceux qui les font sonner, danser, rebondir avec autant d'art. Les volkonautes le savent depuis belle lurette.
Autin-Grenier n'a pas beaucoup fréquenté les facs. «Ce sont les cafés qui m'ont instruit», déclare-t-il. Il y a beaucoup observé, on s'en aperçoit, mais aussi beaucoup lu. Il nous livre une partie de son panthéon perso : rien que du beau linge, même si pour ma part je n'ai pas accroché (pas encore ?) avec Cioran ou Guilloux ; mais Miller, Lowry, Gombrowicz ! Et le trop méconnu Reverzy, autre Lyonnais !
On ne reste pas longtemps sans nouvelles d'Annie Saumont. Presque chaque année, ces derniers temps, elle nous offre un bouquet de ses récits brefs. Dans koman sa sécri émé ? (Julliard), il y en a dix-huit de la meilleure cuvée. Des histoires souvent cruelles, pleines d'enfants malheureux, d'adultes solitaires, d'amours impossibles mais aussi de moments cocasses, où l'on retrouve l'habileté narrative de notre Annie préférée. Le lecteur est sans cesse mené en bateau jusqu'à des chutes savamment imprévisibles. Mais là où l'invention est à son comble, plus que jamais, c'est l'écriture : la phrase dépouillée jusqu'à l'os, la langue de la rue qui nous pète a la figure (il y a même une nouvelle entière écrite en SMS), le travail sur les formes (avec notamment les effets de polyphonie habituels) d'une variété, d'une richesse euphorisantes. On recommande la lecture d'Annie Saumont à bien des plumitifs d'aujourd'hui dont la prose, à côté de la sienne, semble à la fois si lourde et si plate...
Modiano, Un cirque passe (Gallimard). Un de ses romans moins connus. On retrouve la fameuse ambiance, l'autobiographie en filigrane, les souffrances d'un jeune garçon abandonné, on aime bien, on trouve ça tout de même un peu ténu, l'étoffe usée à force de repasser ; le magicien va-t-il rater son numéro ?
Et puis, sans qu'on sache trop où ni comment, ça démarre. On reste entre chien et loup, les mystères vont à peine s'éclaircir, mais quelque chose brille enfin dans la pénombre aux dernières pages quand le héros, soudain, prend son destin en main. Le jeune homme devient un homme dans un grand élan libératoire, un extraordinaire accès d'ivresse juvénile. Tant pis si la fin de l'histoire, juste après, me déçoit ; ce qui précède suffit à irradier tout le roman et les heures qui suivent la lecture.
Nicolas Bouvier nous dit qu'il attend seulement de la vie «un peu de légèreté et de liberté intérieure», et c'est précisément que nous offrent — mais pas qu'un peu — ses livres, y compris cette Échappée belle, aux éditions Metropolis, non incluse dans les Œuvres en Quarto Gallimard, que je découvre dix ans après sa parution.
Bouvier, Helvète et voyageur, se voit en héritier d'une longue tradition nationale ; il le prouve dans le délectable portrait des Suisses en éternels nomades qui ouvre le recueil ; la suite fait défiler une galerie de personnages plus ou moins connus, pas toujours Suisses, tous étonnants : Paracelse, Rousseau, Gobineau, Ramuz, Ella Maillart, Albert Cohen, Michaux... Écrivains et vagabonds, à des titres divers.
Parlant de ces compagnons de route, Bouvier nous raconte aussi l'autre voyage, l'écriture, effort sans fin ; les moments d'illumination, les heures sombres, également indescriptibles : «Le meilleur comme le pire de ce que nous avons vécu ne peut pas être dit.» (Mais lui au moins, il sait nous les faire sentir comme bien peu d'autres.)
Mon exemplaire est plein de passages cochés au crayon, de notes griffonnées sur la dernière page blanche. Les trésors s'accumulent. L'un d'eux, au hasard :
«Trop de bonheur viendrait vite à bout de notre fragile organisation ; nous serions brûlés comme phalènes au feu ; il ne nous est donc accordé qu'en doses parcimonieuses, à la mesure de notre cœur fragile.» Est-ce pour nous ménager que l'auteur nous a si rarement offert le bonheur de le lire ?
Les mains ci-dessous, je les ai trouvées dans un autre de ses livres : Le corps, miroir du monde (Zoé). Iconographe de profession, Bouvier y rassemble des images sur le thème du corps, anciennes, somptueuses, chacune accompagnée d'une citation qui la fait résonner plus encore en nous.
(Sais-tu, cher volkonaute, qu'en posant le curseur sur une image du site on fait apparaître un texte ? Tu sauras ainsi ce qui est écrit sur les doigts.)
Art populaire suisse, fin du XVIIIe siècle. |
Bouvier, Autin-Grenier, Modiano, Saumont... Toujours les mêmes... Il radote, le vieux... Attendez, j'ai aussi un nouveau : Petr Kral. Son bouquin s'appelle Notions de base (Flammarion), candidat au prix du plus mauvais titre, mais c'est peut-être fait exprès ?
Ce sont des textes brefs, des croquis de scènes, de lieux, d'objets quotidiens. Quelques titres :
L'aube. La baignoire. Le cure-dent. La dernière goutte. L'éternuement. L'ennui. La lumière. Se déshabiller. Nue. Traverser la rue. Le vieux sage.
On est dans l'infime, l'infra-ordinaire, mais l'œil aigu de Kral nous ferait voir des monts et des merveilles dans le désert le plus aride. La moindre goutte de réalité, filtrée par lui, étanche notre soif. Le thème le plus pauvre s'enrichit au point que l'image parfois devient chargée, obscure — entre deux trouées fulgurantes. On se sent, à le lire, tantôt porté, tantôt largué ; presque génial, puis un peu crétin.
Kral est un Tchèque de Paris, répertorié poète, et certains sûrement se prennent la tête pour savoir si les pages que voilà sont de la poésie ou de la prose. Quelle importance ? Pourquoi maintenir à toute force — comme Sartre dans la page la plus faiblarde de Qu'est-ce que la littérature ? — cette distinction de plus en plus vieillotte ? Pour moi une chose est sûre : l'homme qui écrit, par exemple, à propos de la pluie, que «l'austère verticalité de ses tentures ne l'empêche pas de les faire flotter en tous sens et de les répandre, avec la profusion d'une fugue baroque...», cet homme est poète : il rafraîchit notre vue sur le monde et nous aide à l'habiter plus pleinement.
Kral professeur chanterait les humbles charmes du tableau noir (ou du tableau blanc ?), de la craie (ou du marqueur ?), des musiques ponctuant la journée, sonneries de portables ou de fin des cours... Je me contenterai — pour l'instant ! — de redire ici la douceur des jours dans notre Lycée de Chèvres. Tous mes élèves ne sont sans doute pas des aigles, mais je suis frappé par leur gentillesse, depuis les petits 2des 9 pourtant si nombreux jusqu'aux artistes de la terminale STI (arts appliqués). Oui, c'est un plaisir chaque jour de monter là-haut pour les bombarder de Bloody Patterns, de bons conseils et de mauvais jeux de mots. Je rentre le soir tout chargé de futurs souvenirs, me disant que c'est trop de chance, que c'est trop beau pour durer...
Nouvelle coutume : à chaque retour de New-York, j'offre aux élèves une tournée générale de chewing-gums à la cannelle. (On ne peut imaginer la passion de l'ado français pour ce Big Red introuvable dans notre tiers monde. Sitôt retraité, je me mettrai importateur de Big Red et me ferai des génitoires en platine.)
Des bonbons aux élèves ! Certains inspecteurs hurleraient à la démagogie. Hurlez, messieurs ; mes petits cadeaux sont d'abord une façon de remercier, ils viennent du cœur et je vous souhaite de retrouver le vôtre un jour.
J'évoquais le mois dernier l'un de ces personnages. Une main anonyme (la mienne) lui a fait parvenir mon texte critiquant ses traductions, à savoir le CARNET DU TRADUCTEUR n°28... et il m'a reconnu ! À présent désarmé puisqu'à la retraite, le pauvre a tout de même envoyé, comme un enfant va se plaindre à la maîtresse, la page qui le ridiculise à ma proviseure. Laquelle, comme on pouvait s'y attendre, s'est déclarée incompétente. Elle m'a confié qu'elle aussi, parfois, éprouvait un plaisir intense à écrire des lettres qui tuent...
Oui, je le confesse, je viens de me régaler. La vengeance est un plat qui ne refroidit pas. Plus on attend, meilleur c'est.
Élections cantonales à Sèvres. Pour la première fois je m'étais officiellement déclaré en rejoignant le comité de soutien au candidat écolo, Frédéric Puzin. Eh bien c'est raté. Avec seulement 7% des voix au premier tour, nos Verts font grise mine... Au second, la gauche rassemblée derrière un socialiste s'est inclinée devant la droite, mais de peu. Le vainqueur, M. Kosciusko-Morizet, est aussi le maire de Sèvres ; pas trop mauvais pour un UMP, même si je m'inquiète de sa passion pour la bagnole : son rêve est de transformer le bord de Seine, face à l'île Seguin, vrroum vrroum, en autoroute... Heureusement les autres maires du coin le freinent. Ils sont conscients, eux, du triste destin futur de nos routes, de leur inutilité quand le pétrole manquant, l'automobile sera immobile... Kosciusko, à vélo !
En mars, nous lèverons les yeux vers les nuages, puis les poserons sur les phrases sans verbes ; il y aura des hommages à Jean-Philippe Toussaint, Jean Baudrillard et mon oncle Albert, à l'Ordinateur et au Bic cristal ; ceux que la poésie d'Elỳtis laisse froids pourront se glisser dans la salle des profs du lycée de Brimeil, il y a trente ans, pour y observer les Profs Communistes, espèce aujourd'hui menacée... Puis nous plaiderons, mes bien chères sœurs, pour l'ouverture du sacerdoce aux femmes. Quant aux pubs, elles viseront, comme toujours, à la plus haute moralité.
POISSONS du 19 février au 20 mars
Pour s'entraîner l'hiver, rien ne vaut la course à pied. Le coureur n'a jamais froid. En été, c'est l'inverse : la chaleur assomme le coureur et le vent de la vitesse rafraîchit doucement le cycliste. Si l'on tient à sortir le vélo l'hiver, on doit se munir de très gros gants, genre ski, largement trop grands afin que le sang circule. Au retour, surtout ne pas plonger mains ou pieds glacés dans l'eau chaude, sous peine de douleurs infernales ! Commencer par de l'eau froide.
Les Poissons doivent aller rouler sous les plus rudes averses. Ils s'enrhumeront, bien fait, faut-il être con pour croire au zodiaque.
Quel que soit votre signe, le bonheur vous attend dans les livres de Jacques Perret, aux convictions politiques mérovingiennes mais dont le talent nous force à (presque) tout lui pardonner. Perret avait adopté un objet moderne au moins : le vélo. Qui donc, dites-moi, en a parlé de façon plus chaleureuse, plus étincelante ? Allez voir, dans Le machin (Gallimard), la nouvelle intitulée «Le vélo». Après cela, vous n'aurez plus qu'une envie j'espère : lire tout Perret sur grand braquet.