Concernant le «foulard islamique», dont on nous rebat les oreilles ces temps-ci, j'ai bien du mal à me faire une religion. Ce que ce bout de tissu représente ne me plaît guère, évidemment. Mais faut-il interdire ? Des gens très bien sont contre, d'autres gens très bien pour, leurs arguments également imparables. J'ai longtemps eu, faible que je suis, l'opinion de qui parlait le dernier. Je me demandais ce que je ferais le jour où l'une de mes élèves...
Maintenant je sais. Elle est entrée dans ma classe début septembre, en 1ère STT, ses grands yeux bruns sous la fatale étoffe, et aussitôt j'ai senti, sans raison précise, physiquement senti, une totale absence de danger. Elle me regardait et m'écoutait intensément. Sur sa fiche, elle a écrit : «Hobbies : J'aime parler avec des gens d'autres cultures». Travailleuse, polie, souriante, jouant le jeu scolaire à fond, appréciée de ses camarades, elle s'est fait élire déléguée (en compagnie de notre Coréenne). Je crois bien l'avoir vue rire à mes blagues paillardes. Dans son devoir sur «La religion rend-elle les hommes meilleurs ?», j'ai lu en me frottant les yeux : «Certains non-croyants sont meilleurs que certains croyants.»
Le portrait-reubeu diffusé par la presse en prend un coup...
(En lisant le sujet, tout de même, elle a eu cette question étrange : Il faut dire ce qu'on pense ? — On n'est pas obligé, Fatima, nous sommes en démocratie, mais on peut le faire et c'est vivement souhaité. — Ah bon...)
Je leur donne à traduire un texte de mon cru sur l'affaire Rushdie, en prévenant Fatima que si elle est choquée elle peut me faire un autre devoir. — Non, ça ira. Elle traduit tout, sauf dans le passage où Dieu engueule ses prêtres, où elle remplace les mots «J'aime qu'on se foute de ma gueule» par «J'aime qu'on se moque de moi». Aucune objection quant au fond. Juste un point de bienséance : Dieu ne doit pas dire de gros mots.
(Je ne lui garantis rien si un jour elle le rencontre...)
La proviseure-adjointe, qui refuse d'interdire le foulard, essaie de convaincre Fatima. Échec. Une collègue, une seule, monte sur ses grands chevaux laïques. Fatima ôte le foulard à son cours. Pour ma part, j'informe la petite que quelle que soit mon opinion personnelle sur la question, son couvre-chef ne me gêne pas, que je suis même prêt à la défendre en cas de besoin.
Bref, le problème du foulard est encore plus compliqué que l'image qu'en donnent les gazettes. Et en même temps plus simple, pour moi, sur le plan pratique. Pas question de priver ces filles de l'école, cette passerelle avec le monde moderne, cet antidote au poison puritain. Accueillons-les sans les brusquer. Dans quelques mois, quand je connaîtrai mieux Fatima, je tenterai peut-être un bout de dialogue. Je l'écouterai surtout. Pour la convaincre, les mots seraient vains, je crois. Vains comme la loi que nos Messieurs préparent, qui sera une défaite pour la petite, et pour nous Gaulois plus encore.
Le recours à la force, aveu d'impuissance...
Fichu foulard. En septembre prochain, quand je verrai Fatima «en cheveux», comme on disait jadis, je ne me sentirai pas fier. (Si elle revient.)
L'autre jour, sa grande copine se pointe enfoulardée elle aussi. Le lendemain, tête nue. — Et alors, Zahia, plus de foulard ? — Oh moi, je le mets quand ça m'arrange, c'est commode, pas besoin de se coiffer... Je me tourne vers Fatima : — Hé, hé, je comprends tout !
Elles sourient poliment.
(Journal infime, 2003)
(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°26 en octobre 2005)