WOOLF, ECHENOZ, ÉMERVEILLEMENTS


Le nouvel Echenoz, Au piano, m'a emballé en douceur, comme les précédents. On a beau trouver dans chaque phrase une leçon de regard et d'écriture, et admirer notamment cet art de la précision dans le flou, l'impression finale — plus encore que dans d'autres grands livres — dépasse nettement la somme des sensations isolées. On arrive sans trop de mal à isoler tel ou tel procédé, mais pour l'essentiel, mystère.

J'ai beau savoir qu'on ne peut jamais plaire à tout le monde, que seuls les tièdes et incolores n'ont pas d'ennemis, c'est plus fort que moi : je me demande comment on peut ne pas aimer Echenoz, ou du moins ne pas saluer son talent. Le jour où dans le RER qui nous ramenait du lycée de Brimeil le jeune Machin (c'était quoi son nom ?), devant qui j'encensais les bouquins d'Echenoz, a lâché sur eux un jet de bave méprisante, le brillant jeune homme s'est d'un seul coup changé en petit morveux.

Et Au piano ? Il pisserait dessus aussi ? Accordons-lui le bénéfice du doute. Je trouve dans ce nouveau bouquin quelque chose de plus. Faisant déraper son récit, tuant son héros après cinquante pages, nous contant ses aventures post mortem avant de le ramener dans ce monde avec un irréalisme qui pourrait choquer, sembler gratuit, futilement ludique, l'auteur invente une sorte de mythe moderne qui me rappelle, oui, Platon, et pas seulement pour cause de descente aux Enfers. D'après ce mythe-là, nous autres vivants sommes déjà plus ou moins morts, nous ne sommes plus parfois que des ombres, la petite flamme en nous éteinte, ou prisonnière. Et voilà comment l'aspect le plus léger du livre nous mène à ce qu'il a de plus grave et d'essentiel.

Autre éblouissement ces jours-ci, Virginia Woolf, Mrs Dalloway, en anglais pour la première fois. Je l'avais lue en khâgne dans la traduction ancienne, un peu molle. Je me souviens, à la même époque, d'un devoir de philo de mon copain Bourgeois où il comparait de façon obscure la contemplation esthétique au plaisir de la vitesse. Pauvre extase... avait noté maître Grondan avec dédain dans la marge. Et voilà que trente-cinq ans plus tard, reprenant Woolf, grisé, frappé à jet continu, dans certaines pages, d'impressions multiples comme par des gifles de vent, j'ai enfin compris Edmond Bourgeois.

Il y a vingt ans, je confiais à l'un de mes profs de grec aux Langues-O mon enthousiasme pour un roman fraîchement paru. Il m'a répondu, À mon âge, vous savez, il m'en faut beaucoup pour qu'un roman m'accroche... Ils me tombent des mains... À mon âge ! Il avait à peine cinquante ans. Ce qui m'a chagriné, c'est moins la remarque elle-même, somme toute lucide, sur l'usure des facultés d'émerveillement, que le ton de l'aveu : non pas contrit, mais satisfait ! Comme s'il fallait voir une marque de progrès dans la déchéance. À d'autres, le coup du vieux sage, mon petit père ! Le détachement, non, désolé, je n'y vois qu'un cache-misère. Une infirmité.

Tant que les livres nous donnent le vertige, alleluia, nous sommes vivants. J'aime mieux perdre la force d'écrire que celle d'admirer, de m'émouvoir. De même que je préfère, à tout prendre, ne plus séduire les femmes, plutôt que cesser de les désirer.


(Journal infime, 2002)


...sans qu'il sût d'où cela venait, de son travail ou de son expérience ou bien d'ailleurs comme un éclair...
Jean Echenoz, 2005.


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(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°25 en septembre 2005)