LES IMAGES D'AGATHE ET ZOÉ


Agathe et Zoé, dix-sept ans, deux anciennes élèves de la section arts plastiques, m'avaient invité à leur expo de peinture. Elle se termine ce soir. J'ai promis, j'irai, malgré le boulot qui déborde.

C'est au fond d'Issy-les-Moulineaux. Vélo en panne, j'irai à pied. Dimanche matin, bord de Seine en ruines, chantiers, palissades, rien que du moche et c'est bien ainsi : marcher, dans des lieux ingrats surtout, sans les séductions de la vitesse et de la beauté, c'est se frotter humblement à la terre, se replier sur l'essentiel, ce plaisir élémentaire de bouger. Le dénuement rend léger lui aussi, me dis-je en attaquant le mauvais raidillon sans voitures, entre un mur et un talus d'herbes folles, qui monte vers le plateau.

Lieux inconnus. Là-haut, derrière un fouillis banal de maisons et de petits immeubles, une immense tour blanche — celle qu'on voit de partout sans savoir d'où elle sort. C'est là mon but : au rez-de-chaussée, un local minimal, prêté aux deux filles pour le week-end. Elles attendent sagement, seules au milieu de leurs toiles. Que je sois venu sans voiture les étonne. Comme si les sommets n'étaient pas plus beaux d'être atteints à pied. Il faudrait toujours aller ainsi, en pèlerin, s'élever lentement, recevoir en arrivant fourbu l'aumône des belles images, comme d'autres le pain et l'eau fraîche.

Un peu intimidé, comme elles. Je crains de ne pas aimer, d'être obligé de blesser ou de mentir, mais dès le premier coup d'œil, tandis que dehors la pluie qui m'avait épargné reprend, j'oublie mon inquiétude. J'aime leurs tableaux. Je m'y sens bien. Je serai incapable de les décrire une fois parti, je garderai d'eux un souvenir aussi flou que l'impression fut forte, mais c'est sans doute, mystérieusement, bon signe. Comme s'ils s'étaient dissous en moi, telles les images de certains rêves, pour mieux m'imprégner. Je crois me souvenir des matériaux, bouts de photos, papiers, clous, boutons, découpages, collages, coloriages, toute une petite cuisine souriante, avec en même temps l'enfance et la science, l'art et la fraîcheur. Je ne suis pas fort en hiérarchies, je sais de moins en moins ce que c'est, un Chef-d'Œuvre, un Grand Artiste ; je sais que ces travaux d'apprenties m'auront davantage parlé, stimulé, enrichi que certaines toiles célèbres.

Elles n'ont invité à part moi qu'un autre prof, qui ne viendra pas. Je les complimente en me freinant un peu, trop louer peut faire du mal. En leur disant le plaisir qu'elles m'ont donné, je lis dans leurs yeux celui que j'apporte. Nous nous sommes fait mutuellement un cadeau. Nous avons joué une petite Épiphanie bancroche : un roi mage esseulé, deux enfants lumineux au lieu d'un.

Reste à redescendre dans les odeurs d'après-pluie, laissant derrière moi la tour que j'appellerai désormais le château d'Agathe et Zoé, et qui pendant deux jours, à son pied, comme l'arbre des contes, a caché la marmite aux pièces d'or.


(Journal infime, 2001)


Du sommet on voyait au loin le lycée...
La tour au trésor.


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(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°24 en août 2005)