LES OUBLIÉS : BOURLIAGUET, BERNA


Léonce Bourliaguet. Nom provincial et désuet, comme son porteur, écrivain oublié. Les livres de Bourliaguet, dans mon enfance, trônaient encore dans toutes les bibliothèques d'écoles (lui-même était Inspecteur de l'enseignement primaire), mais dès sa mort, en 1965, plus rien. Son nom lui-même a disparu des histoires et manuels. Ce qui fait de lui un auteur très ancien, plus que Proust, ou Mme de La Fayette, ou même Apulée ou Pétrone, puisque ses livres à lui sont morts. Un naufrage aussi rapide me fascine. Il pare ce romancier aimable d'une auréole noire, lui donne un strapontin auprès des écrivains maudits.

Comment retrouver ce bouquin de Bourliaguet que j'avais emprunté au CM2 ? Le titre ? Va savoir. L'histoire ? Presque effacée. Dans un village français, l'arrivée de réfugiés étrangers est vue d'un mauvais œil ; la marmaille du coin fait la guerre aux enfants d'immigrés. Une scène, une seule, m'est restée : une fillette étrangère perdue dans la forêt, toute nue ; elle tombe sur un galopin du village, l'implore de la ramener chez elle — sans la regarder surtout. Le garçon s'exécute en gentleman, lui devant, elle le suivant à quelques pas.

Une scène de nu dans un livre pour enfants ! En pleines années 50 ! J'ai dû tout inventer. Pourtant je me revois nettement lisant cette scène, dédoublé en acteur et spectateur. Plaisir double, hypocrite : noble héros qui résiste au désir, petit saligaud qui se rince l'œil.

Le minitel me mène jusqu'à la veuve de Bourliaguet, à Malemort-sur-Corrèze, rue Léonce-Bourliaguet. Quel âge a-t-elle donc ? Le grand homme était né vers 1900... Mon résumé ne lui rappelant rien, elle me conseille de consulter l'Association des Amis de son époux. Le plus fort, c'est qu'elle ne délire pas : l'Association existe, et sa présidente me donne le titre du livre : Pouk et les loups-garous. Sans hésiter une seule seconde. Comme si elle attendait mon coup de fil depuis quarante-cinq ans.

Quelques jours plus tard, je déniche le bouquin, retrouve la fillette : Bourliaguet lui avait laissé sa culotte, j'ai presque tout fantasmé. Surprise : l'auteur écrit une belle prose à l'ancienne, un français pur, mais vif. Combien sont-ils de bons écrivains noyés dans l'oubli, dormant dans les bras morts du grand fleuve ?


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Autre oublié : ce cher vieux Paul Berna. Mais ses romans à lui ne m'ont pas quitté depuis que je sais lire. Je les ai lus à mes enfants et les lirai un jour à leur descendance.

Jamais réussi à rencontrer Paul Berna. Quand il est mort, j'ai su par la brève nécro du Monde qu'il s'appelait Jean Sabran, qu'il avait écrit d'autres livres sous d'autres noms ; par minitel j'ai retrouvé l'un de ses fils, qui ne souhaitait guère parler de papa. Récemment, dans la préface à une réédition de ses polars, signés Paul Gerrard, j'ai trouvé un résumé assez complet de sa vie, inespéré. À sa grande époque il pondait plusieurs bouquins par an. Sur la fin il était aveugle. Privé d'écrire, et pas le temps de me voir ? Je ne l'aurais pas longtemps dérangé. Le temps de lui serrer la main, dire merci. Ou ne rien dire. Juste voir sa binette.

Même pas vu sa photo ! Un homme sans visage ! À notre époque où l'image est partout ! Voilà qui suffit pour le renvoyer dans les mêmes limbes que Bourliaguet, dans les mêmes replis du passé, campagnes perdues sans chemins de fer ni autoroutes, humbles paysages secrets qu'on se figure plus beaux encore que les grands sites attrape-touristes.

Je finirai fan de Max du Veuzit ! de Zénaïde Fleuriot !


(Journal infime, 2002)


Paul Berna, Le piano à bretelle, Rouge et or, 1955. Illustrations : Pierre Dehay.
L 'aveugle prospectait lentement et patiemment les rues de Louvigny...


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(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°23 en juillet 2005)