PAGES D'ÉCRITURE
N°23 Juillet 2005
Quand j'ai traversé Nantes, encore enfant, je ne l'ai pas vue. Plus tard je l'ai rêvée à travers livres, films et récits d'amis, en me laissant bercer par son nom : Nantes, syllabe lente et douce comme un fleuve que le pluriel allonge encore, ville irriguée par l'imaginaire au point qu'on n'ose plus aller voir — on craint d'être déçu.
Cette année, elle m'invite. Sitôt arrivé je me sens chez moi. La ville de Julien Gracq, de Jacques Demy, de Pierre, Jean-Pierre, Jean-Claude, Martine, Lucie, apparaît heureuse et chaleureuse, comme si elle nous rendait la tendresse reçue.
Le temps que me laissent mes activités officielles, je l'occupe à marcher dans la ville. J'irai au musée, au château une autre fois. Pour l'instant je veux toucher Nantes, m'entortiller à ses rues, me frotter à ses habitants. La cathédrale d'abord, en pleins travaux, m'émeut par ses échafaudages, le mélange de murs gris moussus et de parties blanches rénovées, tout cet ouvrage méticuleux ; à l'intérieur, l'organiste répète patiemment son morceau — images d'une ville studieuse, active et tranquille.
Je crois marcher au hasard, mais mes parcours sont aimantés, mes détours me ramènent sans cesse au cœur caché de Nantes : le passage Pommeraye. Oui, le passage Pommeraye existe ! Il communique avec notre monde en même temps qu'avec le rêve, me voici bel et bien dans le décor de Lola, si vif dans ma mémoire, bien que je n'aie pas revu le film depuis tant d'années ; espace toujours aussi onirique, avec ses recoins, ses trois niveaux, le long couloir d'en haut, la courte allée latérale et en même temps plus vivant, plus animé qu'en 1960, les boutiques plus pimpantes, mieux éclairées, l'assistance plus nombreuse. Le lieu vaguement crépusculaire d'alors a rajeuni, même si, malgré la foule et ses occupations profanes, l'endroit conserve son étrangeté, mi-gare, mi-bateau avec ses verrières et ses coursives, son air de machine ancienne d'avant Jules Verne, qui sert peut-être à voyager dans le temps, sur ce grand escalier surtout qui monte on ne sait vers quoi. J'observe les passants, travailleurs, acheteurs, lycéens rentrant de l'école (un couple d'ados se bécote), un zigomar à vélo, deux punks dans un coin, un jeune type qui dessine la scène, tous figurants parfaits, feignant si bien l'indifférence à la magie du lieu. Je n'entends plus les voix, tout cela est silencieux, solennel comme le tournage d'un film, tandis que je tourne moi aussi, faisant le tour du puits central trois fois, lentement comme un travelling, derrière les colonnes de fonte et les seize anges songeurs qui l'un après l'autre m'éclairent de leur globe lumineux, je tâche de tout noter, tout me rappeler, me disant que mourir un jour, ce n'est pas trop grave quand on a vu et revu Lola, qu'on la reverra sans doute et que nous est si facilement donné ce talisman, cet escalier reliant le réel à nos rêves, ce passage vers l'autre monde qui est dans celui-ci.
Tôt le matin, je cours le long d'un des cours d'eau de Nantes vers les faubourgs et la campagne. Le premier jour, un ruisseau mince comme un fil, bordé de jardins à peine plus larges, se faufile entre les maisons comme un passage secret. Je ne parviendrai pas au bout, pas le temps, mais le lendemain, en remontant l'Erdre, la ville s'amenuise à nouveau tout doucement à une allure de vieux coureur (ne pas réveiller les belles villas endormies les pieds dans l'eau, dont on longe les jardins sur une jetée en bois), jusqu'à ce qui est peut-être enfin le bout de la ville. Une jeune fille attend près d'un embarcadère, tandis que sur l'autre rive, dont on ne voit que les grands arbres, un bac minuscule se met en route vers elle. Une scène d'une parfaite pureté, déjà vue dans des livres ou des films, mais ce matin le pays d'en face n'est pas celui des morts, au contraire, ces arbres cachent les bâtiments de la fac où un ami poète enseigne la philo, et si ça se trouve, à Nantes on peut rêver, le passeur mène l'initiée solitaire vers un cours matinal de Jean-Claude Pinson et des révélations dont je n'ai même pas idée.
(Journal infime, 2002)
Fascinante... |
Léonce Bourliaguet. Nom provincial et désuet, comme son porteur, écrivain oublié. Les livres de Bourliaguet, dans mon enfance, trônaient encore dans toutes les bibliothèques d'écoles (lui-même était Inspecteur de l'enseignement primaire), mais dès sa mort, en 1965, plus rien. Son nom lui-même a disparu des histoires et manuels. Ce qui fait de lui un auteur très ancien, plus que Proust, ou Mme de La Fayette, ou même Apulée ou Pétrone, puisque ses livres à lui sont morts. Un naufrage aussi rapide me fascine. Il pare ce romancier aimable d'une auréole noire, lui donne un strapontin auprès des écrivains maudits.
Comment retrouver ce bouquin de Bourliaguet que j'avais emprunté au CM2 ? Le titre ? Va savoir. L'histoire ? Presque effacée. Dans un village français, l'arrivée de réfugiés étrangers est vue d'un mauvais œil ; la marmaille du coin fait la guerre aux enfants d'immigrés. Une scène, une seule, m'est restée : une fillette étrangère perdue dans la forêt, toute nue ; elle tombe sur un galopin du village, l'implore de la ramener chez elle — sans la regarder surtout. Le garçon s'exécute en gentleman, lui devant, elle le suivant à quelques pas.
Une scène de nu dans un livre pour enfants ! En pleines années 50 ! J'ai dû tout inventer. Pourtant je me revois nettement lisant cette scène, dédoublé en acteur et spectateur. Plaisir double, hypocrite : noble héros qui résiste au désir, petit saligaud qui se rince l'œil.
Le minitel me mène jusqu'à la veuve de Bourliaguet, à Malemort-sur-Corrèze, rue Léonce-Bourliaguet. Quel âge a-t-elle donc ? Le grand homme était né vers 1900... Mon résumé ne lui rappelant rien, elle me conseille de consulter l'Association des Amis de son époux. Le plus fort, c'est qu'elle ne délire pas : l'Association existe, et sa présidente me donne le titre du livre : Pouk et les loups-garous. Sans hésiter une seule seconde. Comme si elle attendait mon coup de fil depuis quarante-cinq ans.
Quelques jours plus tard, je déniche le bouquin, retrouve la fillette : Bourliaguet lui avait laissé sa culotte, j'ai presque tout fantasmé. Surprise : l'auteur écrit une belle prose à l'ancienne, un français pur, mais vif. Combien sont-ils de bons écrivains noyés dans l'oubli, dormant dans les bras morts du grand fleuve ?
Autre oublié : ce cher vieux Paul Berna. Mais ses romans à lui ne m'ont pas quitté depuis que je sais lire. Je les ai lus à mes enfants et les lirai un jour à leur descendance.
Jamais réussi à rencontrer Paul Berna. Quand il est mort, j'ai su par la brève nécro du Monde qu'il s'appelait Jean Sabran, qu'il avait écrit d'autres livres sous d'autres noms ; par minitel j'ai retrouvé l'un de ses fils, qui ne souhaitait guère parler de papa. Récemment, dans la préface à une réédition de ses polars, signés Paul Gerrard, j'ai trouvé un résumé assez complet de sa vie, inespéré. À sa grande époque il pondait plusieurs bouquins par an. Sur la fin il était aveugle. Privé d'écrire, et pas le temps de me voir ? Je ne l'aurais pas longtemps dérangé. Le temps de lui serrer la main, dire merci. Ou ne rien dire. Juste voir sa binette.
Même pas vu sa photo ! Un homme sans visage ! À notre époque où l'image est partout ! Voilà qui suffit pour le renvoyer dans les mêmes limbes que Bourliaguet, dans les mêmes replis du passé, campagnes perdues sans chemins de fer ni autoroutes, humbles paysages secrets qu'on se figure plus beaux encore que les grands sites attrape-touristes.
Je finirai fan de Max du Veuzit ! de Zénaïde Fleuriot !
(Journal infime, 2002)
L'aveugle prospectait lentement et patiemment les rues de Louvigny... |
Les écrits sur la traduction prolifèrent, formant une jungle toujours plus touffue, un labyrinthe où je m'égare. Est-ce bien raisonnable d'en rajouter ici ? À propos surtout d'un sujet — la retraduction — aussi bateau, et qui me concerne si peu, moi qui n'ai pratiquement jamais retraduit et ne le serai sans doute jamais, vu le succès de mes auteurs grecs...
Ce qui me donne envie de revenir, après tant d'autres, sur ce thème, c'est que les gloses de mes confrères, souvent si savantes, me gênent parfois un peu. J'y croise à tout bout de champ ce lieu commun (pardon — ce topos) : l'original est éternel, alors que les traductions, elles, vieillissent vite au point qu'il faut périodiquement les refaire.
Ce qui n'est pas entièrement faux, loin de là. Certaines œuvres (Bible, Odyssée, Énéide...) ont été retraduites en français des dizaines de fois, et cela continue. Ce n'est pas non plus la retraduction elle-même qui me pose problème — au contraire, je souhaite qu'on retraduise tout, à tour de bras ! (Mes traductions à moi mises à part, naturellement.) Une traduction, c'est la photo d'une statue : chaque traducteur privilégie, qu'il le veuille ou non, une certaine face de l'objet, dont il donne une représentation aplatie ; pour retrouver quelque chose du relief original, une seule solution : multiplier les images.
J'ai dans ma bibliothèque une bonne demi-douzaine de versions françaises de la Bible que je contemple avec ravissement. Je ne les ouvre pratiquement jamais, mais le jour où je m'y mettrai, elles ne seront pas de trop pour me donner du texte d'origine une vision moins pauvre. J'aurai absolument besoin, pour l'Ancien testament, de la version la plus hébraïsante : celle, excitante, admirable, d'Henri Meschonnic ; mais son littéralisme la rendant largement obscure, il me faudra d'abord une autre version plus traditionnelle, une traduction de base pour me guider quant au sens, avant d'y ajouter ce qu'on pourrait appeler une traduction d'appoint.
Les traductions successives ne sont donc pas concurrentes, mais alliées, l'une complétant, soutenant l'autre comme l'aveugle et le paralytique, dans cette ascension d'un sommet inviolé sans cesse reprise et jamais menée à bien.
Il faut imaginer le retraducteur heureux, comme Sisyphe...
Ce que je refuse d'admettre, par contre, c'est l'idée qu'une traduction doive nécessairement être périmée un jour, comme les yaourts. J'en vois quelques unes que les moutures ultérieures n'ont pas tuées, et qui font mieux que survivre. Il suffit pour cela que le traducteur ait un talent au moins égal à celui de sa victime. Quand une bonne plume s'attaque au polar bâclé d'un tâcheron, elle peut en donner une version plus brillante et plus durable. Quand Baudelaire s'empare des histoires d'Edgar Poe, il parvient à les maintenir au même degré d'incandescence qu'en anglais — à moins qu'il ne fasse un peu mieux encore, ce qui expliquerait que Poe soit davantage célébré chez nous que dans sa patrie ?
Reconnaissons qu'il s'agit là d'un cas extrême. Si Baudelaire a miraculeusement restitué Poe, c'est qu'il y avait entre eux une parenté profonde, que leurs sensibilités se trouvaient parfaitement accordées. Ils étaient, de plus, pratiquement contemporains, et nous rejoignons là l'argument le plus fort en faveur de la retraduction : une traduction porte la marque de son époque. Qu'un original se démode, son passé reste accordé à lui, il lui tient au corps ; mais une version ultérieure, coupée du temps de l'original comme du nôtre, apparaît anachronique, déracinée, incongrue. Tandis qu'une traduction nouvelle vient raviver un texte ancien par une injection de présent. Quant à la traduction contemporaine de l'original, elle vieillit doucement, discrètement, main dans la main avec lui.
Cependant on voit aussi des traductions faites longtemps après et qui durent sans vieillir — ou du moins sans enlaidir. Celle, par exemple, de Daphnis et Chloé, roman grec du Ier siècle de notre ère, écrit par un certain Longus. Sans doute le traducteur, Jacques Amyot, homme du XVIe siècle, maniait-il sa langue aussi bien que l'auteur grec la sienne. Mais le succès d'Amyot est aussi celui du français de son époque — on n'écrit jamais seul, mais en équipe avec sa langue, porté par elle et la guidant (enfin, on essaie...) comme le cavalier sur son cheval. Or Amyot chevauchait une caracolante monture : le français de la Renaissance, adolescent comme les deux héros de l'histoire, frais comme le grec original. Cette version d'Amyot fut aimée en son temps ; elle reste lue de nos jours, elle est même sans doute plus belle encore aujourd'hui, n'ayant pas perdu ce qu'elle avait de jeunesse, tout en acquérant, avec les années, une patine délicieuse.
(Tout ce que je viens d'écrire, bon sang, ne l'ai-je pas déjà lu — voire écrit moi-même — quelque part ? Dans quels Actes des Assises ? quel TransLittérature ? quel Palimpsestes ?)
Mon grec ancien est trop faiblard pour que je puisse juger de la conformité au modèle. Il se peut qu'Amyot, sous couleur de traduire, ait infléchi, recréé le texte, qu'il y ait là plus d'Amyot que de Longus... Et alors ? Où est le mal, si Amyot a donné aux deux jeunes amoureux d'encore plus belles couleurs ? Reste-t-il des lecteurs assez naïfs pour croire qu'une traduction puisse ne pas trahir, et pour s'indigner qu'elle le fasse ?
L'arbre dit :
— Cette nuit
je casserai mes branches
il faut brûler
grandir !
Les lumières folles
dans la maison
s'allument et s'éteignent
sans raison
L'enfant dit :
— c'est l'hiver
la mer et le bateau sont loin
et les gens creusent
profond
ils creusent
ils enterrent tout le temps
Le soleil dit :
— J'ai dormi j'ai rêvé
j'étais une
colombe
le ventre déchiré
en sang
Alors le bateau dit :
je suis las
j'ai sommeil
mais la nuit est profonde
la nuit est noire
et sans poissons
Je collectionne des cailloux des timbres
des tubes de calmants des tessons de bouteille
des cadavres tombés du ciel
des fleurs
toutes les belles choses
qui sont dans ce monde féroce
en danger
je regarde là-haut tel un cerf-volant
partir l'Aigle royal
je touche sans peur les fils électriques
eux ne me touchent pas
le soleil collectionne mes jours
en riant
seule l'âme chuchote
à mon oreille :
il fait déjà sombre
pourquoi ?
ignores-tu la terreur ?
J'ai vécu près des vivants
j'ai aimé les vivants
mais mon cœur était plus proche
des rudes malades aux larges ailes
des fous superbes sans limites
et d'autres merveilleusement morts
Assis dans le café je regardais dehors
une femme sans mains s'efforçait
de cacher un téléphone dans sa bouche
le gros oiseau rouge qui toujours
me poursuit
vola autour de moi trois fois
puis s'arrêtant devant la porte du café
me cria :
— Tu es naïf, tu ne sais rien,
je vais te tuer !
alors je me suis mis à chanter l'histoire
de la femme blanche et sucrée qui mourut
avec les bonnes sœurs
tout cela était si laid, si horrible
que je me suis mis à rire
à rire
mais à rire
j'ai même vu passer mon image
devant le café
infiniment triste et pensive
— Monsieur, il est midi et vous dormez
encore
— Monsieur, vous n'avez pas déjeuné
— Monsieur, vous avez bu trop de café
— Monsieur, il y a du soleil, des éclairs
il pleut il neige
— Monsieur, un oiseau rouge s'est collé
à votre fenêtre
— Monsieur, un papillon noir est là
sur votre poitrine
— Monsieur, comme vous allez vite en vélo !
— Monsieur, vous êtes glacé
— Monsieur, vous avez la fièvre
— Monsieur, vous êtes mort ?
(Le vase)
(réponse sur le numéro de la citation...)
Les sujets prometteurs sont toujours les moins bons. Se contenter de ceux qui ne promettent rien, on en tire parfois quelque chose.
Ne garde pas par devers toi ce qui te semble bon, pour un autre endroit du livre, ou pour un autre livre ; donne-le, donne-le tout entier, donne-le maintenant. La tentation de conserver quelque chose pour un endroit meilleur, pour plus tard, est le signal de dépenser maintenant. Autre chose émergera plus tard, quelque chose de mieux. Tout ce que tu ne donnes pas librement et en abondance est perdu pour toi. Tu ouvres ton coffre-fort et découvres des cendres.
Écrire, c'est faire jouir la pensée.
D'ailleurs ça n'est jamais bon. On sait à peu près quelque chose comme : ça va comme ça, c'est ce que je peux faire de mieux là-dessus maintenant.
Ma seule jeunesse est désormais ma phrase.
Le NON du 29 mai : un gigantesque prout. Un mois plus tard, ça pue encore. Honte collante, chagrin poisseux.
France du Non, moche, racornie, peureuse... France, tu sens le rance... Va te coucher, pauvre cloche. Moi je désire la belle Europe.
On dit que les jeunes ont voté Non. Dur de le croire. Même s'il y a aussi quelque chose de puéril dans ce Non, une joie rageuse d'enfant qui casse un jouet trop compliqué.
On brisa ainsi, voilà deux siècles, les premières machines.
Je m'en veux d'en vouloir, moi le nanti, à tous les sans-boulot et les mal-payés qui ont cru que voter Non allait les tirer d'affaire, et qui seront sans doute — ironie cruelle — les premières victimes de leur coup d'éclat.
Ma colère ne vise qu'une certaine gauche, ces brillants personnages qui m'inspiraient plutôt de la sympathie, et dont j'ai vu soudain les faiblesses. La gauche la plus bête du monde, comme on a dit ? Très intelligente, au contraire.Mais on peut fort bien — ô mystère ! — être à la fois intelligent et borné.
M. Fabius, lui, ne m'a guère déçu : on savait déjà que ce fort en thème aux dons éclatants était, sur le plan moral, au-dessous du médiocre. Comment s'en étonner, quand on se rappelle qui fut son maître en politique ?
Haut les cœurs, vaincus du 29 mai ! L'Europe se fera un jour. Encore un ou deux siècles d'attente...
Au lycée de Chèvres, fin d'année sereine. Un lycée qui marche bien, un lycée heureux : on ne parlera pas de nous dans la presse...
Cette année scolaire, ma trente-cinquième, aura été pour moi l'une des plus douces. Quatre classes gentilles comme tout, aux résultats honorables, malgré des effectifs aussi lourds que nos horaires de langues sont légers. Radins du ministère, si nous faisons du bon boulot, c'est bien malgré vous !
Bye les filles, bye les mecs, à l'an prochain peut-être. En attendant, Gaston et Georgette vous souhaitent un été plein de douceurs.
Déguisements savoureux. |
Invité au lycée Molière début juin, comme chaque année, par ma copine Jeannine Garson pour parler à ses prépas. Cette fois je cause traduction théâtrale aux hypokhâgneux de l'option théâtre. Ces séances-là, pour moi, sont le dessert de l'année.
N'étant pas spécialiste de théâtre, je m'appuie en partie sur l'expérience de mon ami et ancien co-khâgneux Jean-Michel Déprats, THE traducteur de Shakespeare. Il vient de m'accorder un entretien pour notre revue TransLittérature, et j'ai relu la veille son «Traduire Shakespeare», texte fondamental, dans le tome I de la Pléiade Shakespeare dont il est le maître d'œuvre. Il y a là une foule de remarques essentielles pour tout traducteur, théâtre ou pas — et pour tout lecteur ou spectateur.
Petit tour à Metz, invité par le Café littéraire local qu'anime une collègue, Marie-Hélène Fanton d'Andon. Pour m'écouter sur le thème «Les mystères de la traduction», public nettement moins jeune qu'à Molière, mais plutôt fourni (trente-huit personnes).
Toujours surpris d'avoir déplacé tant de gens, moi qui au grand jamais ne viendrais m'entendre pérorer.
Terrasson en Dordogne. Jolie petite ville, maisons anciennes. Au salon du Livre et des jardins, table ronde sur la marche et la promenade. Présents : un journaliste (Claude Eveno), un sociologue (David Le Breton), un paysagiste (Marc Claramunt), un chorégraphe (Daniel Larrieu) et un Volkovitch coureur de banlieues. D'habitude, nous dit-on, la salle est pleine. Ce jour-là, presque vide. Peu m'importe. L'échange est riche, sincère, intense ; il réveille en moi l'envie de l'écrire enfin, ce livre sur la course à pied.
Ma mère est à l'hosto depuis quatre mois. Pour aller la voir je fréquente assidûment le métro, mon grand salon de lecture depuis plus de trente ans, et les livres défilent vite. Certains s'incrustent, me contraignent à écrire sur eux — en bien ou en mal ; d'autres, pas toujours mauvais, glissent d'un coup dans l'oubli.
Lu il y a quelques jours Les sentiers délicats d'Eric Holder (Le dilettante) avec plaisir, mais de quoi ça parlait déjà ? La dernière page, celle où d'habitude je gribouille : vierge. Une seule ligne de Holder surnage, celle où il évoque en passant Dhôtel — encore un au fan club.
Ne conserver que cela du bouquin ! Quelle goujaterie ! Comment expliquer cette rencontre-fiasco entre un bon livre et son lecteur pourtant attentif, lequel demain sera marqué à vie, peut-être, par un texte moins «bien écrit» ?
Colette, prose fleurie et fruitée, bonne lecture pour étés voluptueux. Ouvert avec gourmandise le tome IV de la Pléiade. Envie de goûter à l'ultime écrit, L'étoile Vesper. Selon la notice, la vieille dame devenue impotente y gambade entre présent et souvenirs avec la profondeur et la vivacité d'un Montaigne...
Cause toujours. Elle me laisse plutôt froid, cette Étoile du soir à demi éteinte, fruit d'arrière-automne, musique en sourdine, danse engourdie. Là encore, je ne retiendrai qu'une page : le portrait d'une revenante, Lucie Delarue-Mardrus. Cette poétesse totalement oubliée qui hantait mes livres de lecture d'école, que j'imaginais alors délicate et diaphane, ressurgit cinquante ans plus tard, tonitruante, excessive, scandaleuse !
Le passé, grenier inépuisable.
Lequel de nos Grands Auteurs a-t-il été plus insulté que Voltaire ?
Les injures des bien-pensants sont un bel hommage. Aujourd'hui, on lui reprocherait plutôt ses timidités. On le juge trop sec, trop clair ; on lui jette à la figure ses œuvres médiocres et certaines idées périmées, voire choquantes pour nous. (Mais s'il ne fallait conserver que les auteurs politiquement corrects, qui donc lirait-on ? Quelle anthologie terrifiante on ferait des horreurs pondues par nos grands hommes...)
Pour ma part, je ne dédaigne pas, au contraire, les textes de Voltaire sur L'affaire Calas et quelques autres (Folio). Les pleureurs qui geignent sur la cruauté de notre époque feraient bien de lire ce témoignage ancien pour voir dans quel carcan l'on vivait alors, et comment justice n'était pas rendue. Sous cette salope de Louis XV, si un jeune homme restait coiffé au passage d'une procession, on vous le décapitait... 250 ans plus tard, lire Voltaire nous fait encore bouillonner de rage. Sans effets de manches, sans trémolos : simple, direct, imparable. Combien d'escrimeurs transpercent-ils aussi bien ?
Revenez, monsieur, vous nous manquez.
Dans nos années 50 non plus ce n'était pas bien beau... Le Maroc, l'Indochine, la guerre d'Algérie... Mendès-France, géant vaincu par une vilaine troupe de nains...
Je revis la période 1952-1957 à travers le Bloc-Notes de François Mauriac (quatre tomes en Points Essais). Le Bloc-Notes, j'en lisais des morceaux vers la fin des années 60, Mauriac ayant viré grenouille du bénitier gaulliste, dans le Figaro grand-paternel ; je le découvre quinze ans plus tôt, homme de gauche, chevalier de toutes les bonnes causes, bretteur flamboyant, inlassable — à soixante-dix ans ! —, ferraillant contre le colonialisme, la torture et autres crimes, sauvant presque à lui seul l'honneur d'un catholicisme prosterné devant les puissants. La droite l'injuria plus violemment encore que les communistes. (Les lettres d'insultes des bourgeois, remarque-t-il, furent plus ordurières de forme et de pensée que les bafouilles des prolos...)
Mollet, Lacoste, Bourgès-Maunoury, politiciens d'alors, soi-disant socialistes, lâches, menteurs, maladroits... A-t-on jamais vu pantins pourfendus avec tant de verve, de vigueur, de finesse assassine ? Comment ont-elles pu s'asseoir, ces canailles, pour le restant de leur vie, une fois fessées par Mauriac ?
Leurs enfants ont-ils osé porter leurs noms ?
Plusieurs fois, dans mon métro, failli rater ma station. On lit ce vieux Bloc-notes dans une jubilation mêlée d'écœurement. Accablé, secrètement consolé. On aurait presque envie que Dieu existe, pour faire plaisir à l'auteur.
Un regret : Mauriac pris de remords a coupé, pour l'édition en volume, nombre de vacheries succulentes. Bien envie d'en déguster quelques unes dans le recueil d'inédits paru chez Bartillat sous le titre D'un Bloc-notes l'autre...
Mais revenons d'abord à un autre grand, Jacques Chardonne, lui aussi moins simple qu'il n'en a l'air.
Il y a chez Chardonne un écrivain à l'ancienne, talentueux, confortable, sentencieux sur les bords, conforme à la notice du Lagarde et Michard qui me le fit connaître ; mon admiration pour lui, mon plaisir à le lire, se nuancent parfois d'une ombre d'ennui. C'est alors qu'apparaît l'autre, passager clandestin, saboteur qui défait en douce l'ouvrage du premier. C'est ainsi qu'un de ses romans de jeunesse, Eva, éloge proclamé de l'amour conjugal, va peu à peu, implicitement, remettre celui-ci en question...
Tardé à lire Vivre à Madère, à cause de ce titre pseudo-touristique, peu alléchant — encore une ruse ? Cela démarre sans surprises, d'un ton égal, mais peu à peu l'histoire dévie, le narrateur distant s'implique, se met à souffrir — sans pour autant quitter son ton calme, évasif. Surprises et mystères se succèdent, les caractères laissent voir des doubles fonds, des contradictions, et toujours cet air mi-compassé, mi-désinvolte, ces ombres glissées mine de rien dans la lumière.
Chardonne, ce notable des lettres, est léger comme un va-nu-pieds, tranquillement vertigineux.
Dans Vivre à Madère, l'un de ses derniers romans, à soixante-neuf ans, il n'a jamais été aussi jeune.
Je me demande tout de même comment un homme si délicat a pu fréquenter cette petite brute de Nimier, ou ce Morand vaniteux, méprisant, si surfait. Sans doute a-t-il vu en eux — plus fin, moins sectaire que moi — des choses qui m'échapperont toujours ?
«J'avais une idée assez fâcheuse du genre humain, il suffit d'une exception, et cette idée ne vaut plus rien.» Phrase chardonienne entre toutes, leçon à ruminer...
«Les trente dernières années se ramènent à rien. C'est pire que ça. Elles constituent une régression sans précédent dans les domaines de l'innovation intellectuelle, de la lutte politique, de la moralité publique et des vertus privées.»
Ces lignes scrogneugneuses, que seule l'outrance du ton arrache au poncif, me font d'autant plus râler qu'elles viennent d'un grand bonhomme — jamais bien rigolo il est vrai — que j'aimerais admirer sans réserve : Pierre Bergounioux.
Le même, un peu plus loin :
«Les derniers moments réels, vivants, vibrants que nous avons connus remontent aux années soixante.»
Ô jeunesse bénie... On ne saurait mieux montrer comment nous lisons l'histoire du monde, naïvement, à travers notre petite vie perso.
Passons outre à ce début. Le reste de Back in the sixties, texte très bref publié chez Verdier, nous emmène à Cuba où l'auteur est allé récemment, et qu'il décrit en mêlant un passé rêvé à la déconfiture présente. Rêve et réel se rehaussent l'un l'autre, et cet exercice halluciné en acquiert une beauté ambiguë, dans des pages parfois prodigieuses.
L'austère Bergounioux tolère-t-il la B.D. ? Moi je m'y remets décidément. Deux coups de cœur ce mois-ci.
D'abord, un ensemble signé Jean-Pierre Gibrat, Le sursis (2 vol.) et Le vol du corbeau dont le second tome vient de paraître.
La France de l'Occupation, scénario et dialogues solides, dessin classique, somptueux : de la belle ouvrage à l'ancienne, mais sans rien de vieillot. Gibrat le subtil conte son histoire, si chargée d'angoisse et de drame, avec une légèreté, une grâce qui portent l'envoûtement à son comble, dans un mélange de réalisme et d'onirisme à la fois dense et dansant.
Ces quatre albums, sitôt lus, me sont familiers comme si je les fréquentais depuis l'enfance.
Même genre de bonheur avec Chute de vélo, signé Etienne Davodeau. Là encore, pas de planètes inconnues, de héros fulgurants, rien que la province française et une histoire de vacances qui ne paie pas de mine ; mais le scénario est si original, si riche en tournants imprévus, les personnages et les dialogues si finement travaillés, et le dessin idem, qu'on se laisse peu à peu emballer.
Les Gibrat et le Davodeau voisinent dans l'impressionnante collection Dupuis Aire libre.
Sans les roulettes ! |
Je n'arrête pas de le seriner à mes apprentis traducteurs : pour apprendre à écrire, écoutez les paroles des chansons ! Il n'y a pas de meilleure école : concision, souplesse, rythme, couleur sonore.
Moi-même je tâche de me tenir au courant. J'écoute les grands anciens, mais aussi les jeunes chanteurs. Tout n'est pas inoubliable, certes, mais quel plaisir de découvrir, par exemple, la jeune Jeanne Cherhal ! Pour s'en tenir aux textes, quelle variété dans les sujets, quel joli sourire en coin, quelle sûreté d'écriture ! Dans Douze fois par an, l'album déjà culte, la chanson «Rural», savoureusement méchante. «La station», visite en famille à la station d'épuration : un morceau d'anthologie.
Non, volkovitch.com ne part pas en vacances ! Août sera un mois comme les autres et tant pis pour les absents, ils feront bien de se rattraper pour la rentrée, non mais alors.
Le 1er août, on ira dans un coin de banlieue regarder les toiles joyeuses des jeunes Agathe et Zoé. Puis on se paiera une toile d'un autre genre : Persona de Bergman au Saint-André-des-Arts. Ah ! le cinoche à Paris au mois d'août... On se demandera comment nos auteurs pratiquent l'énumération, et quels rapports entretiennent le français des traducteurs et celui des auteurs. La série des portraits d'élèves prendra fin en beautés. Hommage sera rendu à l'un de mes écrivains grecs préférés, Màrios Hàkkas, dont l'humour est très noir.
En bouquet final : la revue de presse de volkovitch.com ! Les réactions des médias dans le monde entier !
LION du 23 juillet au 23 août
Voyagez donc ! Lisez des auteurs étrangers, en privilégiant les destinations boudées par les média : la Grèce, par exemple. Ou pourquoi pas la Finlande ? Plongez dans Paasilinna. Ou alors bourlinguez avec ce bon vieux Stevenson. Découvrez les trésors inépuisables de la collection Terre humaine. Échangez vos impressions de lecture avec vos amis Sagittaires, proches ou lointains. Et si, visitant New-York, vous êtes à court de livres en anglais, allez vous approvisionner à 192 books, 192 Tenth Avenue (21st Street), NY 10011 (212 255 40 22), www.192books.com. Pour le tout-venant des best-sellers, la chaîne Barnes & Noble suffit, mais si l'on veut un conseil pointu, les bonnes petites librairies existent encore là-bas aussi, yeah !
Dessin : Fei-Bi Chen. |