NANTES, PASSAGE POMMERAYE


Quand j'ai traversé Nantes, encore enfant, je ne l'ai pas vue. Plus tard je l'ai rêvée à travers livres, films et récits d'amis, en me laissant bercer par son nom : Nantes, syllabe lente et douce comme un fleuve que le pluriel allonge encore, ville irriguée par l'imaginaire au point qu'on n'ose plus aller voir — on craint d'être déçu.

Cette année, elle m'invite. Sitôt arrivé je me sens chez moi. La ville de Julien Gracq, de Jacques Demy, de Pierre, Jean-Pierre, Jean-Claude, Martine, Lucie, apparaît heureuse et chaleureuse, comme si elle nous rendait la tendresse reçue.

Le temps que me laissent mes activités officielles, je l'occupe à marcher dans la ville. J'irai au musée, au château une autre fois. Pour l'instant je veux toucher Nantes, m'entortiller à ses rues, me frotter à ses habitants. La cathédrale d'abord, en pleins travaux, m'émeut par ses échafaudages, le mélange de murs gris moussus et de parties blanches rénovées, tout cet ouvrage méticuleux ; à l'intérieur, l'organiste répète patiemment son morceau — images d'une ville studieuse, active et tranquille.

Je crois marcher au hasard, mais mes parcours sont aimantés, mes détours me ramènent sans cesse au cœur caché de Nantes : le passage Pommeraye. Oui, le passage Pommeraye existe ! Il communique avec notre monde en même temps qu'avec le rêve, me voici bel et bien dans le décor de Lola, si vif dans ma mémoire, bien que je n'aie pas revu le film depuis tant d'années ; espace toujours aussi onirique, avec ses recoins, ses trois niveaux, le long couloir d'en haut, la courte allée latérale et en même temps plus vivant, plus animé qu'en 1960, les boutiques plus pimpantes, mieux éclairées, l'assistance plus nombreuse. Le lieu vaguement crépusculaire d'alors a rajeuni, même si, malgré la foule et ses occupations profanes, l'endroit conserve son étrangeté, mi-gare, mi-bateau avec ses verrières et ses coursives, son air de machine ancienne d'avant Jules Verne, qui sert peut-être à voyager dans le temps, sur ce grand escalier surtout qui monte on ne sait vers quoi. J'observe les passants, travailleurs, acheteurs, lycéens rentrant de l'école (un couple d'ados se bécote), un zigomar à vélo, deux punks dans un coin, un jeune type qui dessine la scène, tous figurants parfaits, feignant si bien l'indifférence à la magie du lieu. Je n'entends plus les voix, tout cela est silencieux, solennel comme le tournage d'un film, tandis que je tourne moi aussi, faisant le tour du puits central trois fois, lentement comme un travelling, derrière les colonnes de fonte et les seize anges songeurs qui l'un après l'autre m'éclairent de leur globe lumineux, je tâche de tout noter, tout me rappeler, me disant que mourir un jour, ce n'est pas trop grave quand on a vu et revu Lola, qu'on la reverra sans doute et que nous est si facilement donné ce talisman, cet escalier reliant le réel à nos rêves, ce passage vers l'autre monde qui est dans celui-ci.

Tôt le matin, je cours le long d'un des cours d'eau de Nantes vers les faubourgs et la campagne. Le premier jour, un ruisseau mince comme un fil, bordé de jardins à peine plus larges, se faufile entre les maisons comme un passage secret. Je ne parviendrai pas au bout, pas le temps, mais le lendemain, en remontant l'Erdre, la ville s'amenuise à nouveau tout doucement à une allure de vieux coureur (ne pas réveiller les belles villas endormies les pieds dans l'eau, dont on longe les jardins sur une jetée en bois), jusqu'à ce qui est peut-être enfin le bout de la ville. Une jeune fille attend près d'un embarcadère, tandis que sur l'autre rive, dont on ne voit que les grands arbres, un bac minuscule se met en route vers elle. Une scène d'une parfaite pureté, déjà vue dans des livres ou des films, mais ce matin le pays d'en face n'est pas celui des morts, au contraire, ces arbres cachent les bâtiments de la fac où un ami poète enseigne la philo, et si ça se trouve, à Nantes on peut rêver, le passeur mène l'initiée solitaire vers un cours matinal de Jean-Claude Pinson et des révélations dont je n'ai même pas idée.


(Journal infime, 2002)


Anouk Aimée dans Lola de Jacques Demy (1961).
Fascinante...


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(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°23 en juillet 2005)