LE FACTEUR DOUBLE CHARLY GAUL


En cherchant d'autres vieilles lettres à la cave, tombé sur celles de Z. Je revois l'instant où j'ai reçu la première, dans une autre vie : une lumineuse journée d'été, mon grand-père le courrier dans les mains, l'enveloppe qu'il me tend, la lettre lue une fois, deux fois, trois fois, et moi tout ensoleillé de bonheur.

La voilà. Est-ce prudent de la relire ?

Elle est aussi belle qu'alors. Ce qui me touche en elle va au-delà de l'émotion intime : ces lignes d'une grosse écriture ébouriffée — je la jugeais sévèrement alors, petit coincé que j'étais —, rédigées sans brouillon, pleines de redites, sont tout sauf une œuvre littéraire, et pourtant j'en suis ému comme par les plus fortes pages d'un livre. Il y a notamment, dans cette façon de repasser aux mêmes endroits, de revenir sur son bonheur d'être aimée comme pour tenter en vain d'y croire, ou pour mieux s'en délecter, une justesse dans le mouvement qui m'éblouit. Quel écrivain, avec toute sa science, aurait fait mieux ?

Je ne veux pas du tout dire qu'il suffit d'être ému pour écrire un chef-d'œuvre. Il est des lettres passionnées qui font bailler d'ennui — y compris chez les Grands Auteurs. La lettre de Z. est simplement un mystère que je ne sais par quel bout prendre. Une question gênante posée à Mme la Littérature ; et même, en toute innocence, un affront à celle-ci, un crime de lèse-corporation : je me sens, moi l'écrivain, comme Charly Gaul dans le Ventoux doublé soudain par un facteur. À la différence que Gaul en eût été ulcéré au point de mettre au clou sa bécane, alors que pour ma part cette défaite de ce en quoi je crois le plus — le patient travail sur les mots — me remplit d'une jubilation scandaleuse et totalement obscure.


(Journal infime, 2002)


Jacques Tati Charly Gaul
Jacques Tati. Charly Gaul.


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(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°22 en juin 2005)