PAGES D'ÉCRITURE
N°22 Juin 2005
Lorsque j'ai vu en plein cours, il y a trois ans, la jeune Vanina baisser un peu son falzar devant pour montrer à sa voisine le petit nœud rose ornant sa culotte, j'ai été surpris. Aujourd'hui je le serais moins. Le monde change. La culotte des filles se cachait ; seules quelques souillons, quelques garçons manqués la laissaient parfois dépasser par négligence. À présent elle met le nez dehors, le phénomène fait tache d'huile et cela m'intrigue.
Expliquer cette mutation par la conjonction de deux phénomènes : pantalon trop large et pull trop court, serait d'un esprit superficiel. Allons plus loin. Les phénomènes les plus infimes ont eux aussi des racines profondes. J'étais d'abord tenté, naïvement, de voir dans cette ostension un moyen d'exciter le désir, mais non, fausse piste. C'est le mystère qui érotise la culotte ; l'exhiber lui ôte une part de sa magie, lui impose un nouveau statut de vêtement amphibie, mi-dessous, mi-dessus. (Même le string, laissant la peau des hanches à l'air sous ses hautes arches, fait sourire plus que saliver.)
Non, il faut plutôt voir là une saine absence de pruderie, et aussi un sens délicat de la mesure, tant cette menue transgression me paraît codifiée, finement dosée. J'ai remarqué notamment l'absence du blanc — cette couleur au dépouillement aveuglant, sans doute la plus troublante, la plus nue sous ses dehors sainte-nitouche. Ceux qui mettent les mariées en blanc savent ce qu'ils font, petits vicelards. (Quoi de plus obscène qu'un pommier en fleurs ?) Tandis qu'au lycée jeunes ventres plats et reins cambrés s'habillent d'un joyeux arc-en-ciel, d'une débauche de couleurs tantôt délicatement assorties aux dessus, tantôt non, comme pour laisser croire que si l'on montre, c'est sans le faire exprès. Négligence affectée, raffinements cachés.
Autre motif de se réjouir : ces dessous devinés sont simples. Pas de dentelles, de transparences, de troutrous. J'espère qu'il en va de même les soirs de sortie ; que ces demoiselles ont compris, sans qu'il soit besoin de leur faire un cours, combien la lingerie dite «de charme» est impossible à porter. On s'y retrouve en concurrence avec les filles de rêve des magazines ; et surtout, on impose au partenaire une épreuve cruelle. Quelle douche froide au toucher ! Le satin glacé, la dentelle râpeuse repoussent les doigts. Petit-Bateau, nid bien chaud, tu es le plus doux des paradis.
À défaut de m'affrioler, ce demi-centimètre d'étoffe suscite ma gratitude. Cette parcelle d'intimité qu'on me livre, je choisis d'y voir une marque de confiance. Comme de se balader en pyjama devant un vieil ami de la famille. Ce cadeau est à l'érotisme ce qu'un gros bisou de petite fille est au palot de compétition.
Comment les filles elles-mêmes voient la question ? Je ne prévois pas de les interroger, encore moins de leur montrer ces lignes ; d'abord je ne suis pas fier de moi ; ce sujet, en fin de compte, me dépasse. On ne s'improvise pas slipologue. L'étude savante dont je rêvais, à peine effleurée, me glisse entre les doigts. J'espère seulement que d'autres chercheurs pousseront la recherche plus à fond.
Ce qui contribue à me décourager, c'est l'absence de mots dignes de la chose. Slip est rapide, fonctionnel, claquant comme un élastique, autant dire qu'il lui manque l'essentiel : douceur, chaleur, abandon. Culotte, ferme et gaillard, finale rigolote, manque de finesse, de tendresse. Petite culotte, qui tente d'alléger les choses par le titillement excité des [t] ? De l'égrillard à bon marché, du toc. Dessous, mot susurré, soyeux, ferait bien l'affaire, s'il ne désignait tout un ensemble... Alors quoi ? Le français me lâche soudain, comme l'élastoche d'un vieux calecif ?
(Journal infime, 2002)
Ado de dos. |
En cherchant d'autres vieilles lettres à la cave, tombé sur celles de Z. Je revois l'instant où j'ai reçu la première, dans une autre vie : une lumineuse journée d'été, mon grand-père le courrier dans les mains, l'enveloppe qu'il me tend, la lettre lue une fois, deux fois, trois fois, et moi tout ensoleillé de bonheur.
La voilà. Est-ce prudent de la relire ?
Elle est aussi belle qu'alors. Ce qui me touche en elle va au-delà de l'émotion intime : ces lignes d'une grosse écriture ébouriffée — je la jugeais sévèrement alors, petit coincé que j'étais —, rédigées sans brouillon, pleines de redites, sont tout sauf une œuvre littéraire, et pourtant j'en suis ému comme par les plus fortes pages d'un livre. Il y a notamment, dans cette façon de repasser aux mêmes endroits, de revenir sur son bonheur d'être aimée comme pour tenter en vain d'y croire, ou pour mieux s'en délecter, une justesse dans le mouvement qui m'éblouit. Quel écrivain, avec toute sa science, aurait fait mieux ?
Je ne veux pas du tout dire qu'il suffit d'être ému pour écrire un chef-d'œuvre. Il est des lettres passionnées qui font bailler d'ennui — y compris chez les Grands Auteurs. La lettre de Z. est simplement un mystère que je ne sais par quel bout prendre. Une question gênante posée à Mme la Littérature ; et même, en toute innocence, un affront à celle-ci, un crime de lèse-corporation : je me sens, moi l'écrivain, comme Charly Gaul dans le Ventoux doublé soudain par un facteur. À la différence que Gaul en eût été ulcéré au point de mettre au clou sa bécane, alors que pour ma part cette défaite de ce en quoi je crois le plus — le patient travail sur les mots — me remplit d'une jubilation scandaleuse et totalement obscure.
(Journal infime, 2002)
Automne 2002, Paris. J'envoie à Nìna S., chapitre par chapitre, la traduction de son roman. J'ai appliqué pour ce livre mon système de translittération habituel, qui fait apparaître l'accent tonique des mots grecs : Marìa au lieu de Marià. L'auteure, qui parle un peu notre langue, scrute le texte à la loupe, aidée de son mari pratiquement bilingue, et m'envoie au jour le jour ses copieuses remarques. Je recevrai ainsi près d'une trentaine d'e-mails. Ce qui suit n'est qu'un court extrait, traduit du grec, de cette imposante correspondance.
3.11.02
(...) Je crois, comme je te l'ai déjà écrit, que les accents doivent absolument disparaître des noms de personnages et de lieux. C'est très laid et cela alourdit le texte. Peu importe si nous sacrifions l'exactitude de la prononciation. Avec ces accents le texte paraît affecté, ce qu'il faut éviter à tout prix. J'espère que tu es d'accord. (...)
«Εν οιδα οτι ουδεν οιδα» de Socrate se traduit par : «Je sais une chose que je ne sais rien». J'ai vérifié dans le manuel de philo de ma fille.
Nìna
4.11.02
(...) Pour la phrase de Socrate, il n'existe pas en français de traduction consacrée, mais de nombreuses versions, et de toute façon la formule est si connue qu'à chaque fois on la reconnaît sans problème. J'ai choisi une traduction brève, pour des raisons évidentes («Je sais une chose : je ne sais rien») au lieu de la version plus connue : «Je ne sais qu'une seule chose, c'est que je ne sais rien», claire, mais lourde et laide, qui plomberait les dialogues où la citation apparaît plusieurs fois. Quant aux accents, j'applique ce système depuis quinze ans et personne ne s'est encore plaint ! Je traduis pour l'oreille, pour moi l'écrit est en même temps oral, c'est de la musique. Je veux faire entendre les mots grecs. Je ne veux pas que les Français prononcent, par exemple, Marià au lieu de Marìa. C'est tellement laid ! Ça m'écorche les oreilles. Si les éditeurs m'imposaient le système traditionnel sans accents, je leur rendrais leur fric et changerais de métier.
Michel
6.11.02
(...) Quant à Socrate, après de longues discussions avec mon mari, j'ai finalement parlé avec le prof de ma fille au lycée, qui est agrégé de philo. La version la plus reconnue est : «Je ne sais qu'une chose que je ne sais rien». Elle convient mieux aussi pour la traduction. Je vais la changer sur le texte, mais vérifie toi aussi que rien ne m'a échappé...
Nous en arrivons à notre grand... casse-tête, la question des accents. Je respecte ton point de vue mais je ne suis pas d'accord et je ne voudrais pas que tu l'appliques dans mon livre où il y a tant de noms. Si tu traduisais Cheimonas ou un poème, je comprendrais. Mais Droit dans le mur est un livre qui doit aller vite, se lire sans effort de telle sorte que le lecteur soit emporté par l'aventure de l'écriture sans être accroché par des petits signes typographiques. Tu dis que cela t'écorche les oreilles d'entendre les Français dire Marià. Moi aussi. Mais nous sommes ici à l'écrit, et non à l'oral. D'ailleurs, même si tu écris Marìa, ils diront Marià tout de même. J'ai des amis depuis vingt ans à Paris qui sont venus souvent chez moi en Grèce et qui m'appellent encore Ninà... Alors à quoi bon alourdir un texte avec des accents, gâcher une traduction vraiment remarquable par quelque chose qui même à mes oreilles paraît bizarre ? Tu dynamites ton travail ! Pour conserver l'exactitude de la prononciation, tu affaiblis le texte : c'est tout ce que tu arrives à faire. Penses-y, s'il te plaît.
Et surtout, si tu ouvres Dublinois de Joyce, Le métier de vivre de Pavese, Les frères Karamazov de Dostoïevski, et je ne parle que des livres en français que j'ai à l'instant sous les yeux, il n'y a d'accents nulle part ! Il s'agit de chefs-d'œuvre traduits par des traducteurs exceptionnels. Tu crois que le traducteur de Pavese ne savait pas que les Français liraient Elenà et Elvirà ? Que le traducteur de Dostoïevski ne savait pas que Aliòcha deviendrait Aliochà ? Et pourtant ils n'ont pas mis d'accents, précisément pour ne pas alourdir le texte, car le centre de gravité d'un livre, c'est l'histoire et non la prononciation des noms. Enfin voilà, j'ai passé toute ma journée à feuilleter des livres traduits en français.
Nìna
(Mon auteure a raison sur un point : quoi que je fasse, neuf de mes lecteurs sur dix prononceront Marià ; la plupart d'entre eux ne verront même pas l'accent. Mais il y a le dixième, le précieux dixième, l'attentif, le voluptueux, et c'est pour lui que je traduis, que j'écris. C'est lui qui me donne le courage de me battre. Je crois même fermement que si je me bats jusqu'au bout, dans vingt ans, trente ans ou quarante, les lecteurs dotés d'oreilles ne seront plus un sur dix, mais 1,5 ou même deux.)
8.11.02
Je te remercie infiniment, très chère Nìna-Ninà, pour la peine que tu t'es donnée. Je lis tes précieuses remarques et suggestions avec une attention extrême. Ensuite, c'est moi qui choisis. Un étranger, quelle que soit l'aisance de son français, ne peut juger que jusqu'à un certain point. Ton «Je ne sais qu'une chose que je ne sais rien», par exemple, est carrément fautif.
Laissons donc les moutons aux bergers, comme dit le vieux paysan dans ton livre. Je ne vais pas te donner des leçons d'écriture, et personne ne viendra me dicter ce qui «convient le mieux pour la traduction», ni toi, ni (grands dieux !) les profs de philo.
Mon système d'accents toniques a été accepté sans la moindre discussion par tous mes éditeurs (Gallimard, Seuil, Nadeau, Albin-Michel, Calmann-Lévy... onze en tout) ; aucun journaliste n'a protesté, aucun lecteur ; seul un confrère, un de la vieille école, a râlé ; tous mes auteurs grecs m'ont laissé faire. Voici tous ceux qui ont pu voir la traduction, étant vivants alors : Taktsis, Ioànnou, Cheimonas, Koumandarèas, Mìssios, Dimitriàdis, Karystiàni, Zatèli... Mon système serait bon pour eux, et pas pour toi ? Es-tu si différente ?
Désolé, j'aimerais bien te faire plaisir, mais l'important c'est le livre — et la défense du rôle du traducteur.
Sur la couverture, si tu veux, je peux mettre ton nom sans accents. Ça, d'accord.
Michel
(C'est chose faite. Ouf... Rude métier.)
Les filles déchirées comme du carton
des marques de soufre dans la tête
de l'herbe en colère dans la bouche
cassant la tasse du ciel
des larmes tendues dans les yeux
épingles noires toutes neuves
quand chantera la couleur des oiseaux ?
quand les papillons frapperont-ils les couteaux ?
quand aux soleils pousseront d'autres mains
et le sommeil les videra de tout ce noir
et la nuit sera belle comme le jour
Où mène-t-il ces fleurs
à la ruine
homme-coq il s'allume seul et brûle
et de son front obscur jaillit
l'extase
arc-en-ciel dans ses yeux
cachant la nuit terrible de demain
il erre seul au jardin des étoiles
une pierre sanglante en sa cervelle
pointe rouge il jette le frisson
sur le papier
bourdonnant
les yeux bandés
coq d'or
malade
et voici le chant
La fille tord ses cheveux pourris
ses ailes poussent
elle prend son vol
un téléphone
hurle au ciel
des débris d'anges blancs
tombent jetés par la neige
la pluie saisit
la fille rouge
la cache au fond d'une blessure
sur la lune
la fille s'ouvre
étincelante
comme une main noire elle murmure
mon nom
Ce n'est pas la lune qui cause notre amertume
elle qui tournoie telle une possédée
dans le phosphore
semant ses os à droite à gauche
tandis que nous tournoyons aussi dans notre nuit
semant nos os à droite à gauche
ce n'est pas la lune qui ramène les fleurs de citronnier
qui ramène les hirondelles
qui ramène le printemps et les croix
ce n'est pas sa faute à la lune
si sur nos yeux ont poussé des dents
(Le sceau ou La huitième lune)
(réponse sur le numéro de la citation...)
Si la poésie comprenait, elle deviendrait la philosophie et elle disparaîtrait.
La poésie : de la prose qui se cabre.
Il se peut bien que la poésie soit l'événement le plus simple du monde : cette simplicité n'aide guère à parler d'elle, ni même à la penser.
L'écrivain connaît son domaine — ce qui a été fait, ce qui peut être fait, les limites — comme un joueur de tennis connaît le cour. Et tel ce champion, lui aussi joue les lignes. C'est là que réside tout le plaisir.
Ne jamais rien écrire qui sonne bien. Écrire seulement ce qui sonne juste, et cela sonnera bien, par surcroît.
Manhattan. On est réveillé très tôt par des cris d'oiseaux inconnus, sans doute venus de la mer. Pour les attirer, sur les terrasses les plus hautes, les indigènes aménagent des jardins comme jadis à Babylone. Au sommet des tours, d'étranges cabanes rondes, prétendus réservoirs, servent d'abri à des ermites ornithologues dont la seule occupation est de scruter les cieux.
Le Moma, musée d'art moderne fraîchement remodelé : une merveille d'architecture. Vaste et lumineux, astucieux mais simple, ouvert et pourtant intime. Collections d'une variété, d'une richesse inouïes.
Tableau de Cy Twombly. |
Un magazine U.S. pourtant recommandable, Atlantic, a invité Bernard-Henri Lévy à refaire le voyage américain de Tocqueville et d'en donner le récit. Ce journal de Tocqueville Jr, on s'y attendait, est un tissu de brillantes banalités. Mieux vaut lire la recension de cette bibine par Sheelah Kolhatkar dans le New-York Observer : sérieux de l'information, vigueur de la pensée, ironie en même temps légère et cruelle, quelle leçon d'écriture, quel régal !
Frappé, dans d'autres publications, par la qualité des articles. Jusqu'au Pariscope local, Time Out, qui offre des critiques de films épatantes. Congratulations, my friends.
Partout dans les rues de New-York, pubs pour des ateliers de creative writing. Chaque jour, plusieurs lectures publiques. Nous allons écouter, dans une petite librairie de Chelsea, un homme que je n'ai jamais vu mais dont le nom m'est familier : Harry Mathews, ex-Américain de Paris, ex-pote de Perec, membre de l'Oulipo — une légende.
Cinquante personnes entassées, dont pas mal de jeunes, rien que de beaux et sympathiques visages, textes drôles, délicieux, mystérieux, questions subtiles, réponses pleines de sel at(lan)tique... Certes, l'Américain moyen n'est pas dans la salle, mais on sent battre ici le cœur d'une civilisation raffinée, si minoritaire soit-elle. New-York, nouvelle Athènes ?
Dommage que tant de Spartes l'environnent...
Écrit en anglais puis traduit par l'auteur et son épouse Marie Chaix, Ma vie dans la CIA de Mathews (P.O.L) est un drôle d'objet. Sous-titre : Chronique de 73. L'auteur raconte cette année-là, ses voyages, ses amis — Perec en vedette... américaine —, le petit monde littéraire parisien, les événements politiques, et cela suffirait à faire un livre plein de charme, œuvre d'un homme ô combien attachant, qui pense juste, écrit juste et mêle mélancolie et rire (certaines pages sont d'un comique grandiose) avec une élégante habileté. Mais ce n'est pas tout : Mathews nous raconte qu'en 73 presque tout le monde le croyait payé par la CIA, qu'il a vainement tenté de prouver que non, avant d'avoir une idée de génie : pour qu'on cesse de le croire espion, faire croire qu'il l'est ! Nous voilà lancés dans des péripéties paradoxales, puis carrément délirantes, sur des pistes brouillées, sans aucune frontière visible entre autobiographie et fiction. D'où un trouble, une angoisse diffuse qui n'est pas notre moindre plaisir. Le livre acquiert là, discrètement, finement, une dimension insoupçonnée.
J'avais lu autrefois, en français, deux livres de Mathews : son roman Tlooth, traduit par Perec sous le titre Les verts champs de moutarde de l'Afghanistan (ça, c'est de la traduc !), et Le verger, un jemesouviens à la mémoire de Perec, bref et très beau, que je relis avant de me procurer in English les autres bouquins du passionnant Mr Mathews.
Remontons de quelques années. Le très jeune François Bégaudeau n'a pas connu les années 60, voilà pourquoi il les raconte si bien, telles que nous les rêvons aujourd'hui. Son récit des grandes années Rolling Stones — Un démocrate, Mick Jagger (1960-1969), chez Naïve — est un requiem pour les sixties, écrit avec une belle énergie et ce qu'il faut de clinquant et de lancinant.
«Le Désir était dans l'air, c'est-à-dire le contraire de la peur. Le Désir c'est avoir une grosse faim d'altérité. Ça circule, ça se parle, ça s 'écoute, ça se caresse, ça se frotte, ça se heurte, ça se tamponne, ça se rentre dedans. Les années soixante c'est un chef-d'œuvre collectif, une grande arabesque de groupe où le meilleur comme le pire engagent la planète.»
Il a du coffre, le mec.
En attendant de me plonger dans la bio des Stones par François Bon, vu enfin, trente-cinq ans après tout le monde, le film Gimme shelter. Jagger se remue tant sur scène qu'on en sort épuisé. Mais ce qui nous tue surtout, c'est la fin terrifiante : le concert mythique d'Altamont, sourde montée de la violence dans le public, spectateur assassiné, cauchemar et fin d'un rêve, le temps des gentilles utopies brutalement mis à mort...
Encore les années 50-60, mais vues sous un tout autre angle par Annie Ernaux.
J'aimerais bien l'aimer, Mme Ernaux. J'avais été frappé naguère, comme tout le monde, par La place et Une femme, cette parole simple, sèche, implacable. Un livre ultérieur, Journal du dehors, m'a paru soudain plat et tristounet. Je m'aperçois, tout confus, que j'ai lu aussi La honte et Une passion simple et qu'il ne m'en reste rien.
Nouvel essai avec une œuvre ancienne, La femme gelée (Folio), roman qui sent très fort l'autofiction. La narratrice a cru s'élever, se libérer par les études ; elle devient prof, épouse un demi-macho, fait des enfants ; ses espoirs, ses élans se figent, s'enlisent dans le quotidien. Elle s'emmerde, elle déprime. Femme gelée, femme flouée... C'est Madame Beauvoiry — même si l'on se trouve plus près de Simone que de Gustave, hélas. Tout cela sent la démonstration, la caricature : rien ne va, les hommes tous des beaufs, les gens tous miteux, la vie sinistre. Pour couronner le tout, Ernaux montre autant d'humour que Beauvoir, c'est à dire pas un poil...
Oublions ce pensum en butinant dans un joyeux volume de la Pléiade, Romanciers libertins du XVIIIe siècle, maître d'œuvre : Patrick Wald Lasowski.
La nuit et le moment, signé Claude de Crébillon. Un homme et une femme, une chambre, un lit, toute une nuit passée à faire la cour puis l'amour. Immense dialogue entre duel et danse, où l'on savoure la langue du XVIIIe siècle à son sommet de raffinement — au point qu'on croit friser parfois l'auto-parodie... Je dois m'accrocher pour suivre, relire certaines phrases, je me sens balourd... Et j'en redemande.
Avec Histoire de dom B***, portier des chartreux d'un certain Gervaise de Latouche, aucune prise de tête : ce récit picaresque, leste à tous points de vue, pas follement original mais pétant de santé, bel exemple de fesse anticléricale et souriante, n'exige aucun effort de lecture. Dire que cet ouvrage salubre fut alors interdit, pourchassé au point de conduire plusieurs personnes (éditeurs, libraires, colporteurs...) en prison !
Le XVIIIe siècle libre et pétillant de nos fantasmes, c'était combien de personnes en France ? Quelques centaines ?
D'une prison l'autre... Retour à Lucien Rebatet (cf. PAGES D'ÉCRITURE de mars), l'un de nos pires fachos, auteur d'appels au meurtre qui auraient pu lui valoir le même sort qu'à Brasillach. Il n'aura fait qu'un peu de taule, petit veinard.
Finalement, presque tout lu de ses Décombres, peu à peu. Malaise : ce livre pue violemment, mais il contient aussi des pages grandioses, où la férocité du fauve trouve des proies rêvées, notamment la foireuse armée française en 40 et la pétaudière du gouvernement de Vichy.
Le grand roman de Rebatet, Les deux étendards, est fort apprécié, dit-on, par certains hommes de gauche... Faut-il se l'interdire sous prétexte que l'auteur fut un salaud ? Pour ma part, j'attendrai un peu.
Dans la foulée, feuilleté Bagatelles pour un massacre, le premier dégueulis antisémite de Céline. Là, je cale. Et pas seulement à cause de ce délire immonde, qui pour moi relève de la psychiatrie. En fait, l'œuvre célinienne, si pleine de cris et de fracas, est étrangement vide. Passé les deux premiers romans — géniaux, j'en conviens —, la prose de l'imprécateur se met à tourner comme une grande roue de fête foraine, une machine à laver verbale dont le tambour s'emballe — sauf que le peu de linge dedans brunit au lieu de blanchir... Virtuosité gratuite, pur geste sonore, la «petite musique» devenue concerto pour grosse caisse, broum !... vraoum !... La première page de Guignol's band, qui m'impressionna jadis, que je relis parfois pour essayer de l'aimer, voilà qu'elle me soûle, tant de bruit pour si peu...
Vite, un contrepoison : une dose de Daeninckx, voix de la gauche combattante. Nul ne sait mieux que lui fouiller les recoins de notre histoire ou de notre société pour dénicher les scandales étouffés, les hontes cachées — celles de la droite surtout. Nous lui devons une gratitude éternelle après son Meurtres pour mémoire (Gallimard), polar-réquisitoire imparable sur le massacre des Algériens du 17 octobre 1961. Un livre à diffuser dans toutes les écoles. Cités perdues, mince recueil de nouvelles paru chez Verdier, appartient au même genre du documentaire carrossé en fiction. Ça se passe le plus souvent dans des banlieues glauques, les méchants le sont vraiment beaucoup et le monde un peu plus simple qu'en vrai, comme dans de nombreux polars, mais tout cela est bien documenté, bien vu et rudement bien torché.
Besoin d'une oasis dans ce monde brutal ? Voici Jacques Réda et son dernier recueil de poèmes : L'adoption du système métrique (Gallimard), sans doute l'un de ses plus épatants. La virtuosité du vieux maître est plus que jamais simple et naturelle. L'ombre de la vieillesse et de la mort s'étend, mais la mélancolie, la gravité restent légères. Le tissu du vers ancien, qu'on eût pu croire usé, le voici une fois encore tout pailleté d'images neuves. De plus en plus, pour Réda, tout fait poème, et dans les scènes les plus humbles se glisse une pincée d'infini.
Noté, entre autres trésors, les premiers poèmes : «L'inspection», «Complainte du vieux poteau» — même si je suis plus touché encore par d'autres pages, tel «Marronniers, place Fontenoy», sur le thème du secret entrevu, jamais atteint. Des merveilles à apprendre par cœur pour tenter de saisir un peu de leur magie, comme à l'école autrefois.
Où est le fil reliant mes lectures ? Comment s'y retrouver dans ce capharnaüm ? Est-ce bien sérieux, par exemple, de sauter ainsi de messieurs les Poètes aux petits mickeys de la bédé ?
Ces questions, je ne me les pose guère. Mon connard de surmoi ne me fait même pas les gros yeux quand je quitte Bergounioux pour Gaston Lagaffe. Ces temps-ci je craque pour Superdupont, héros des années 70 : quatre volumes toujours réédités au Fluide glacial, œuvre d'une fine équipe (Gotlib, Lob, Solé, Alexis...). La critique du franchouillardisme n'a jamais atteint de tels sommets dans la dérision délirante.
«Malédikcheun, Zuperdoupont ! ! Lui avoir retrouver his zuperpouvoirovitch ! Ze pernicious musik no plus avoir d'effecto sur lui ! !»
Tel est, Françaises, Français, l'horrible jargon européanoïde proféré par les ennemis de la France. Vite, une Marseillaise !
Douce France... La chronique, bulletin d'Amnesty International, numéro de mai. Titre : FRANCE : IMPUNITÉ POUR LES POLICIERS. Suivent des chiffres inquiétants sur la recrudescence des violences policières et celle, parallèle, des indulgences judiciaires à leur égard. Pourquoi revenir sur un sujet si rebattu ? Parce que j'aime trop la police — mais oui, sans rire —, la police telle qu'elle devrait être, pour accepter que le travail de certains bons flics soit démoli par certains cow-boys, sous l'œil distrait, voire complice, de nos gouvernants. Et qu'ainsi notre police perde un peu plus encore, en même temps que son honneur, ce qui nous restait de confiance en elle.
Rome, second objet de mon ressentiment...
On a beau n'être pas personnellement concerné, comment ne pas plaindre les cathos de ce qui leur tombe dessus. Dans le rôle de l'Agneau de Dieu, ce dangereux renard, qu'on dit par ailleurs buté comme un bœuf...
Troisième chagrin : le référendum. Tous ces NON à l'Europe me blessent comme des injures à la femme que j'aime.
Pardonne-leur, ma belle : comment pourraient-il aimer tes grands yeux, ces nains qui ne voient pas plus haut que tes cors aux pieds ?
Que dis-je ? Dans le camp du NON de gauche, tous ne sont pas des nains ! Il y a là un tas d'esprits brillants, quoique infichus de débrancher leur pilote automatique mental, de voir un peu plus loin, plus large pour une fois... Vaillants guerriers empêtrés dans leurs vieilles armures...
Ils sont admirables pourtant, les bourreaux de l'Europe. L'intransigeance, la pureté brillent sur leurs larges fronts ! Leurs erreurs elles-mêmes flamboient au soleil de mai ! Comme nous semblons ternes à côté d'eux, nous les hommes du compromis, des constructions lentes et modestes, petit-bourgeois, crypto-libéraux, social-traîtres...
Désolé, camarades. Si je vous tiens compagnie à l'occasion, je ne serai jamais un héros comme vous.
À la Société des gens de lettres, hôtel de Massa, le 24 mai, trois tables rondes sur «Le français des traducteurs», cinq heures de débats ! Une bonne centaine d'entre nous entassés, stoïques, dans la salle surchauffée. Plaisir de repérer parmi eux une bonne moitié de têtes connues. J'interviens dans la troisième tablée, avec Marie-Claire Pasquier, Hélène Henry et notre modérateur Jean-Claude Lebrun.
Après vingt ans de discours incessants sur la traduction, on croit que tout est dit, qu'on ne peut plus qu'enfoncer des portes ouvertes. Pourtant la discussion ne sera pas vaine, je crois. Elle s'oriente autour de la norme langagière que tout traducteur intériorise, en partie inconsciemment, et de ce qu'il peut et doit en faire. Quelle est-elle, cette norme, et d'abord, y en a-t-il aujourd'hui une seule ? Quelle différence entre le français des traducteurs et celui des écrivains ? Nous ne ferons sans doute qu'effleurer le sujet, mais c'est un bon début.
Dans le public, pas mal de jeunes, dont mon ancienne étudiante au DESS, Cécile, désormais traductrice confirmée. Elle me contre. C'est la première fois que cela m'arrive. Les petits sont devenus grands, mission accomplie — Cécile, tu m'en vois ravi.
Bon sang, déjà l'été ! Vadrouille obligatoire ! Merde alors !
Que les volkonautes casaniers se rassurent : le numéro de juillet leur imposera seulement la virée habituelle en Grèce, pour écouter des chansons rebètika, et une brève balade à Nantes l'enchanteresse. Les plus âgés écraseront une larme en lisant l'hommage à Léonce Bourliaguet, aujourd'hui oublié, dont les livres ont nourri leur enfance. On se demandera si les traductions vieillissent. (Et les traducteurs ?) Dans la série des portraits d'élèves, toujours l'amour... Et puis d'autres pubs, hélas...
CANCER du 22 juin au 22 juillet
L'entrée d'Uranus dans le troisième décan, c'est le moment de faire bouger les choses, de s'octroyer des plaisirs longtemps refusés. Se lancer dans la Recherche de Proust. S'envoyer les œuvres complètes de Perec. Reprendre un Balzac ou un Stendhal qu'on croit bien connaître. Rangez votre bibliothèque. Rendez aux Sagittaires tous les bouquins que vous leur avez piqués. Faites une liste des livres que vous cherchez en vain depuis des lustres et faites un saut à la librairie Le tour du monde, 29 rue de Condé dans le VIe, à deux pas de l'Odéon : presque rien en vitrine, mais deux vendeurs incollables et un fichier géant de livres rares ou carrément épuisés. Vous pouvez aussi téléphoner au 08 92 35 01 00. Ou passer par leur site Internet : chapitre.com. Système simple, efficace, vous ne serez pas déçu.
Dessin : Fei-Bi Chen. |