OÙ L'ON S'ACHARNE


Dans le plaisir de corriger ma prose, il y a cette illusion d'être meilleur que l'an dernier, ou la veille. L'ivresse de jeter au tapis l'ancien moi comme un adversaire ou une vieille peau. L'écriture est ce duel inégal entre le vieux moi couché sur la page et le jeune excité qui l'entoure de sa danse du scalp.

Étrange : le texte, à mesure que j'écris, sera moi sans cesse davantage — et de moins en moins. Je peux bien, à force d'efforts, marquer mon texte de ma griffe ; la voix qui s'affirme ainsi, en même temps, est de plus en plus la voix de tous.

Je vois un peu mieux le monde ; le monde s'installe en moi.

Cela pourrait donner un petit apologue. Le roi convoque les meilleurs peintres du pays, leur demande de faire son portrait. Les tableaux qu'ils lui remettent sans s'être concertés se ressemblent. Fâché, le roi leur dit : Séparez-vous, partez au loin, observez tout, dessinez tout et revenez me peindre. Ils partent chacun dans une direction, observent les contrées étrangères, dessinent les paysages, les villes, les gens, les œuvres d'art, et une fois rentré chacun peint un portrait différent, faisant voir l'un des divers visages du roi. Tous les portraits sont superbes. Le roi veut récompenser tous les peintres. Mais eux sont insatisfaits. Nous ne sommes pas assez bons encore. Ils repartent, ils observent tout, ils dessinent tout et une fois rentrés peignent tous le même portrait, parfait.

L'histoire ne dit pas si le roi les a couverts d'or ou fait empaler.

Et moi, vautré dans l'autoportrait, qui m'accuse volontiers de nombrilisme, ne suis-je pas en partie injuste avec moi-même ? Ces pages du Journal sont aussi des tentatives centrifuges, des avancées vers quelque chose hors de moi, hors de portée. Une suite d'élans et de retombées, comme une voiture un matin d'hiver qui peine au démarrage, ça va y aller, ça va y aller, non, ça cale. La faiblesse — et la valeur — de ce que j'écris, pour moi, est dans cette approche répétée d'un secret, cet inachèvement de chaque page, et ces blancs qui les séparent comme autant d'aveux d'impuissance.


(Journal infime, 2001)



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(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°21 en mai 2005)