PAGES D'ÉCRITURE

N°21 Mai 2005



TRANCHE DE VIE


L'an dernier à S***, au colloque, mes confrères en écriture, de vrais écrivains, eux, sont allés faire la tournée des bars, dont l'aube blême les vit sortir passablement noircis. Moi, couché à minuit. D'un côté, les grands frères déconneurs ; de l'autre, le pauvre enfant sage. Et c'est moi qui ne fais pas sérieux... Écrire sans alcool ! sans tabac non plus ! Il y a de ces moments accablants où mon jus d'orange a un goût de pipi de chat.

Même sentiment à la lecture de Tigre en papier du même Rolin (Olivier). Devant un tel bouquin, je fais gamin pâlot — et je ne suis pas le seul. Rares sont les livres qui m'ont donné à ce point, ces derniers temps, le frisson sacré. Quelle invention, quel souffle, quelle rage ! On en sort moulu. Il y a là un sens du désastre, un génie de l'imprécation à la Céline — mais Rolin, lui, ce qui change tout, ne s'oublie pas dans ses sarcasmes, il est surtout en guerre avec lui-même, et l'agacement qu'il m'inspire parfois, dans certaines pages assez vieux réac, m'apparaît comme l'inévitable revers de cette passion d'écorché vif.

Un bouquin brutal et subtil, irritant et sympa : le portrait craché de son auteur. Ce n'est pas la première fois que cela m'arrive, n'en déplaise à Proust. Faudra-t-il réhabiliter Sainte-Beuve ?

Tigre en papier évoque l'après-68. Il n'y en a pas eu tellement, tout compte fait, de livres sur cette époque-là. L'énigme demeure : cette courte folie d'une partie des meilleurs esprits d'alors, merveilleuse et lamentable (ou l'inverse), comment fut-elle possible ?

J'ai passé ma maîtrise en 69 à Paris VII, la fac progressiste. Mon prof, Louis Saint-Clair, dont j'appréciais fort les cours, était marxiste, comme il se devait ; ses yeux brillaient quand on parlait de Cuba ; il nous déclara un jour que Camus était un sale bourgeois et La peste un livre infâme — voyez ce qu'il propose pour améliorer le sort de l'humanité : des piqûres ! Il prononçait ce mot, piqûres, avec le plus violent mépris. Lui-même, bien sûr, allait changer le monde. Lui, c'était un homme ! Pas une infirmière !

Vingt-cinq ans plus tard j'ai retrouvé Saint-Clair au même endroit : j'enseignais à Paris VII, il y terminait doucement sa carrière. Je suis allé lui parler, il m'avait oublié ; je suppose qu'il avait oublié aussi La peste. Pas cherché à vérifier. J'étais soudain frappé de pitié ; blessé à retardement par le naufrage d'illusions grandioses qui n'avaient même pas été les miennes ; pris d'une tristesse dont lui-même était sans doute guéri depuis trop longtemps pour s'en souvenir. Mais chut... Je m'en serais voulu de rappeler ces malheureuses piqûres au quasi retraité, qui sera si heureux, bientôt, que les infirmières lui trouent les fesses pour prolonger un peu ses vieux jours.


(Journal infime, 2002)


Une beauté piquante...
Dessin de Bercovici.








LECTURES, CINOCHE, ZIZIQUE


Dans le plaisir de corriger ma prose, il y a cette illusion d'être meilleur que l'an dernier, ou la veille. L'ivresse de jeter au tapis l'ancien moi comme un adversaire ou une vieille peau. L'écriture est ce duel inégal entre le vieux moi couché sur la page et le jeune excité qui l'entoure de sa danse du scalp.

Étrange : le texte, à mesure que j'écris, sera moi sans cesse davantage — et de moins en moins. Je peux bien, à force d'efforts, marquer mon texte de ma griffe ; la voix qui s'affirme ainsi, en même temps, est de plus en plus la voix de tous.

Je vois un peu mieux le monde ; le monde s'installe en moi.

Cela pourrait donner un petit apologue. Le roi convoque les meilleurs peintres du pays, leur demande de faire son portrait. Les tableaux qu'ils lui remettent sans s'être concertés se ressemblent. Fâché, le roi leur dit : Séparez-vous, partez au loin, observez tout, dessinez tout et revenez me peindre. Ils partent chacun dans une direction, observent les contrées étrangères, dessinent les paysages, les villes, les gens, les œuvres d'art, et une fois rentré chacun peint un portrait différent, faisant voir l'un des divers visages du roi. Tous les portraits sont superbes. Le roi veut récompenser tous les peintres. Mais eux sont insatisfaits. Nous ne sommes pas assez bons encore. Ils repartent, ils observent tout, ils dessinent tout et une fois rentrés peignent tous le même portrait, parfait.

L'histoire ne dit pas si le roi les a couverts d'or ou fait empaler.

Et moi, vautré dans l'autoportrait, qui m'accuse volontiers de nombrilisme, ne suis-je pas en partie injuste avec moi-même ? Ces pages du Journal sont aussi des tentatives centrifuges, des avancées vers quelque chose hors de moi, hors de portée. Une suite d'élans et de retombées, comme une voiture un matin d'hiver qui peine au démarrage, ça va y aller, ça va y aller, non, ça cale. La faiblesse — et la valeur — de ce que j'écris, pour moi, est dans cette approche répétée d'un secret, cet inachèvement de chaque page, et ces blancs qui les séparent comme autant d'aveux d'impuissance.


(Journal infime, 2001)









CARNET DU TRADUCTEUR


VIRGINIA RAJEUNIT


Ces jeunes traducteurs n'ont peur de rien. Pas même de Virginia Woolf. On trouve ainsi, dans la récente intégrale des romans et nouvelles de celle-ci (en un volume, au Livre de poche), à côté de traductions anciennes, quelques retraductions dont la Mrs Dalloway toute neuve de Pascale Michon ; tandis que Cécile Wajsbrot, dont c'est également le premier travail d'envergure, publie chez Calmann-Lévy une nouvelle version des Vagues

.

J'ai découvert ces deux traductions grâce à un article du Monde, où Viviane Forrester examinait le travail des deux néophytes. Son verdict : prix d'excellence pour Pascale Michon, et zéro pointé pour Cécile Wajsbrot, avec mise au coin et bonnet d'âne.

L'éreintement signé Forrester était d'une telle violence que j'ai couru aussitôt, intrigué, chez mon libraire. (Qui a dit que les critiques ne faisaient plus vendre ?) Et là, surprise : lire ces Vagues françaises est un plaisir. Il y a là un sens du rythme, une maîtrise de l'écriture évidents. Plus tard, chez moi, en comparant cette V.F. et sa V.O., nouvel étonnement : même si je ne suis pas d'accord avec ma jeune consœur sur certains points de détail, je ne peux que saluer, dans son travail, le sérieux, la finesse, la rigueur souple qui font les bonnes traductions. Elle a su refuser les facilités du mot à mot comme celles de la «mise en bon français» pour mieux retrouver rythmes et couleurs d'origine. Le talent de Cécile Wajsbrot (également écrivain) crève les yeux — comme celui de Pascale Michon. À côté de ces nouvelles Vagues, si jeunes et fraîches, si vivantes, celles de Mme Yourcenar semblent soudain académiques et poussives...

Alors ? Pourquoi un tel acharnement de la part du critique ? Et cela dans un journal où j'ai vu parfois encenser des traductions nulles, comparées à celle-ci ? Serait-ce que l'imp(r)udente a osé traduire Les Vagues après Yourcenar, et critiquer, dans sa préface, la version d'icelle (judicieusement, à mon avis, même si cette traduction n'est pas, et de loin, la plus mauvaise de Yourcenar...) ? Un tel sacrilège, dans certaines chapelles, n'est-il point passible de mort médiatique ?

Il ne s'agit pas, bien entendu, de contester aux critiques le droit (et même le devoir) d'éreintement. Ce que je souhaite naïvement, c'est un rien de prudence et d'humilité. C'est qu'avant de se transformer en bourreau, le critique cesse un instant de se croire infaillible, qu'il consulte au moins d'autres experts avant de sortir la hache ou le garrot...

Ce que peut faire TransLittérature, en attendant, afin que chacun puisse juger sereinement, c'est donner la parole aux textes et aux deux traductrices. Puissent-elles trouver, sur leur chemin, encore beaucoup de bons livres à traduire, et le moins possible d'assassins.


*


Un extrait de Virginia Woolf, The waves :

Now I climb this Spanish hill ; and I will suppose that this mule-back is my bed and that I lie dying. There is only a thin sheet between me now and the infinite depths. The lumps in the mattress soften beneath me. We stumble up - we stumble on. My path has been up and up, towards some solitary tree with a pool beside it on the very top. I have sliced the waters of beauty in the evening when the hills close themselves like birds wings folded. I have picked sometimes a red carnation, and wisps of hay. I have sunk alone on the turf and fingered some old bone and thought : When the wind stoops to brush this height, may there be nothing found but a pinch of dust.



Traduction de Marguerite Yourcenar :

Je suis en Espagne ; je gravis cette colline. Je vais prétendre que la croupe de cette mule est un lit, mon lit de mort. Seul, un mince drap me sépare des profondeurs infinies. Le matelas bosselé s'amollit sous moi. Nous avançons d'un pas trébuchant. Le sentier monte, puis descend dans la direction d'un arbre solitaire situé près d'un étang, au plus haut sommet. J'ai navigué sur les ondes de la beauté, au crépuscule, à l'heure où les collines se replient comme des ailes. Parfois, j'ai ramassé un œillet rouge, ou de petites touffes de foin laissé par les faneurs. Je me suis étendue sur l'herbe solitaire, j'ai retourné du bout du doigt un vieil os abandonné, et je me suis dit : «Quand le vent cessera de souffler sur cette colline, fasse le ciel que rien ne subsiste ici, sauf une pincée de cendre.»



Traduction de Cécile Wajsbrot :

Je gravis cette colline d'Espagne ; ce dos de mulet est mon lit, je suis mourante. Un drap mince me sépare des profondeurs infinies. Les bosses du matelas s'amollissent sous moi. Nous avançons - montons en trébuchant. Mon chemin a grimpé vers l'arbre solitaire et son étang, là-haut. J'ai fendu les eaux de la beauté quand les collines se referment le soir comme des ailes repliées. J'ai cueilli un œillet rouge, et des touffes de foin. Je me suis laissée tomber sur le gazon, ai touché un vieil os en pensant : quand le vent se penchera pour effleurer ces hauteurs, qu'il ne trouve plus qu'une pincée de poussière.









LE POÈTE DE L'ANNÉE

Mìltos Sakhtoùris


ABANDONNÉS


Des gens abandonnés dans le froid

parlent à la Vierge


l'arbre sans feuilles

impassible

les regarde


des corbeaux se sont mis en rouge

comme des filles de joie


l'église a croulé

sous tant de pluie

les saints

courent dans les rues




FRAGMENT DE MON HIVER


À Nìkos-Gavriil Pendzìkis


Lorsque la nuit je parle

avec des coqs morts

et des nuages qui dorment

au royaume de la cendre

le bord de la neige blanche féroce de l'année

me laisse à découvert

décharné

ivre

sans souillure

mais

je ne pleure pas

à cause du beau rêve

du mauvais rêve

qui depuis des années toutes les nuits

me torture dans mon sommeil

me torture tous les jours

dans ma vie




L'OR


Un jour

nous nous arrêterons comme un carrosse bleu ciel

au cœur de l'or


nous ne compterons pas

les chevaux noirs

plus d'additions à faire

plus rien

à distribuer


un bout de bois

dans la main

nous passerons

par le trou noir

du soleil

qui brûle


(Les stigmates)









SITATIONS

Savez-vous d'où viennent ces phrases ?

(réponse sur le numéro de la citation...)



1


Il ne faut se permettre d'excès qu'avec les gens qu'on veut quitter bientôt.



2


Les périodes de stérilité que nous traversons coïncident avec une exacerbation de notre discernement, avec l'éclipse du dément en nous.



3


Si l'on reconnaît les gens à leur vocabulaire, je crois que ce devrait être en notant les mots qu'ils évitent d'employer plutôt que ceux que l'on trouve le plus fréquemment sous leur plume.



4


Nous n'avons pas à chercher les mots mais à les perdre ; à construire les phrases qu'à les démanteler ; car ce sont des forteresses qui nous enferment dans le mode de pensée régnant — sans que nous en ayons la moindre conscience. (...) Écrire vraiment consiste à désécrire.



5


Bien vite il s'était détourné de Jéhovah pour se vouer au polythéisme séduisant des livres.









BRÈVES


Il y a trois mois, accueillant dans MADE IN GREECE un bouquin exceptionnel, Toi au moins tu es mort avant de Chrònis Mìssios, je proposais d'envoyer un exemplaire à qui le voudrait, gratos, plus les frais d'envoi (2,50 €). J'ai reçu deux demandes. On pourra trouver cela dérisoire, me prendre en pitié, mais non ! Je suis ravi ! Deux, c'est tellement mieux que rien !

Ce qui compte, c'est bien moins le nombre de lecteurs que la qualité de leur lecture. Mieux vaut une lettre qui fait pleurer d'émotion une personne qu'un livre qui en fera bâiller des milliers. Je ne sais si les deux volkonautes vont verser des larmes, comme il m'advint quand je traduisais Toi au moins..., mais une chose est probable : Mìssios sera lu comme il le mérite.


*


Un nouveau cadeau de chez Folio. Ça s'appelle Les radis bleus, ça rassemble des textes brefs très divers (pensées, souvenirs, choses vues), qui en même temps forment un tout : même présence de la nature, même densité, même lyrisme. Est-ce de la prose ou de la poésie ? Peu importe. C'est de l'Autin-Grenier.

Au début j'ai trouvé la vision rudement noire, j'ai un peu regretté les proses de la fameuse trilogie, Je ne suis pas un héros, Toute une vie bien ratée, L'éternité est inutile (Folio), plus narratives, plus goguenardes, avant de me laisser peu à peu gagner. Toutes ces notations fugitives, il faut les savourer lentement, se laisser imprégner avec «l'infinie persévérance des hautes herbes». Sur le fond du tableau, si sombre, chaque lueur d'espoir alors se détache mieux ; ces Radis bleus, longuement macérés dans le désespoir, et toutes choses ici décrites, toutes ces humbles visions, se parent d'une douceur, d'une splendeur imprévue. On est touché au cœur par des aphorismes comme : «On devient poète à force de se taire.» On note sur son carnet des phrases entières à méditer : «Le précaire porte en lui toutes les ressources de la foi et toutes les promesses de l'effort. Qu'on le veuille ou non, c'est ce qui est vaincu d'avance qui le plus souvent l'emporte.»

(Le ciel vous entende, cher ami.)


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Et que ferions-nous sans François Bon, qui lui aussi nous apprend à voir le monde ? Après s'être penché sur sa jeunesse dans Mécanique, le voilà qui repart sur le chemin de l'usine — sauf que l'usine, cette fois, il n'y en a plus : le groupe coréen Daewoo, téléviseurs et micro-ondes, installé en Lorraine, s'est fait la malle en laissant les ouvrières dans la nature. Bon visite les lieux, interroge les acteurs du drame, décrit la violence du travail, puis celle des luttes pour sauver l'usine, puis celle des luttes individuelles, après, pour la survie. Daewoo (Fayard), issu de cette enquête mais sous-titré roman, à la fois documentaire et lyrique, est un mélange de récit et de courts dialogues de théâtre, une polyphonie où s'entremêlent les voix du chroniqueur et celles des ouvrières, tout cela gravitant autour de la figure d'une des femmes, suicidée. Tuée en fait. Plusieurs voix, ou une seule : les personnages de Bon parlent tous à peu près sa langue à lui, dense, rude, brisée, devenue désormais pour nous la voix même du réel, du malheur, et du combat contre ce malheur. La voix de ceux qui ont tant à dire et ne maîtrisent pas bien les mots. Une langue gauche que l'auteur manie, comme toujours, avec une adresse, une force rares.


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Autre pierre blanche sur mon chemin de lecteur : Bardo or not Bardo, roman d'Antoine Volodine, paru l'automne dernier au Seuil.

Retardé un peu le voyage comme on hésite à se lancer à skis dans une grande pente. Avec Volodine on ne sait jamais bien quand ça se passe, où l'on est, où l'on va. Cette fois il nous emmène après la mort, dans ce no-life-land que décrit le Livre des morts tibétain, en compagnie de quelques macchabées atypiques et calamiteux. On est le plus souvent dans des limbes à la Beckett, où le dénuement des personnages et des lieux n'a d'égale que la luxuriance de l'imaginaire volodinien. On croise d'incroyables personnages aux improbables activités. On replonge dans les vieilles obsessions de l'auteur : nostalgie des révolutions ratées, sombres prophéties, hantises des ténèbres, de l'enfermement, de la communication impossible, de la déglingue de tout. Superbe naufrage. Je ne connais pas beaucoup d'écrivains capables de nous tenir ainsi en haleine pendant des pages en décrivant l'agonie d'un vieux juke-box épuisé.


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Lire Autin-Grenier, Bon ou Volodine, c'est une expédition en haute montagne. Pour souffler un peu, offrons-nous une balade au relief plus doux. On me disait le plus grand bien des romans du finlandais Arto Paasilinna, tous chez Folio. Je l'aborde par La douce empoisonneuse et suis conquis. Non seulement ça se lit tout seul, mais ce type vous tricote des histoires incroyables avec un humour finement décalé qui ne ressemble à rien que je connaisse. Voilà une riche idée de cadeau : je ne connais personne qui n'aime pas Paasilinna. Bonus : la traduction d'Anne Colin du Terrail est un vrai bonheur.


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Autre récréation : Des papous dans la tête, Les décraqués (Gallimard), anthologie de textes ludiques écrits pour les fameuses émissions de France-Culture. La tonalité de l'ensemble est fortement oulipienne, ce qui me fait saliver d'avance. Une belle brochette au générique : François Caradec, Eric Holder, Serge Joncour, Jacques Jouet, Nelly Kaplan, Guy Konopnicki, Hervé Le Tellier, Gérard Mordillat, Jean-Bernard Pouy... L'ensemble est un peu inégal, un peu gratuit à la longue — le jeu doit-il vraiment exclure le sérieux ? —, mais on peut admirer plusieurs perles rares, comme cet étourdissant pastiche de Derrida par un orfèvre, Patrice Caumon.


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Je ne suis pas trop fana du genre fantasy, qu'il soit heroic ou celtic, mais comment ne pas craquer devant Ysambre, aux éditions de la Mascara ? Mickaël Ivorra (pour les textes) et Séverine Pineaux (pour les dessins) nous entraînent dans un mystérieux pays peuplé d'êtres mi-humains, mi-arbres où bientôt l'on se perd, l'histoire bascule habilement de l'intemporel dans le futur et les illustrations — une pure splendeur — portent la fascination à son comble.


Bois brûlant
Dessin de Séverine Pineaux.

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Après la beauté contemplative d'Ysambre, choc brutal : le trépidant Jésus Hermès Congrès de Jean-Yves Jouannais, chez Verticales. Je l'ai déjà lu, ce Jouannais, et je partage (cf. Brèves de juin 04) sa tendresse pour les nains de jardin et les châteaux d'eau. Mais aïe, cette fois ça commence mal, récit qui part en tous sens, délire systématique, provocations diverses, les règles du jeu m'échappent, rien à quoi me raccrocher. Ce type fait son malin, ou bien c'est moi qui ne le suis pas assez.

Je m'obstine un peu... Tiens, un chapitre moins lourdement incongru... des personnages et des actions plus palpables... Derrière une verve épuisante, Je commence à entrevoir, se dégageant peu à peu du maelström, une secrète cohérence, l'image d'un monde déglingué, vu dans ses lieux les plus désolants : supermarchés, parkings, plateaux de télévision... La machine pétaradante pédale encore un peu dans le vide, mais puissamment, et ce Jouannais, avec ses trouvailles verbales, ses métaphores burlesquement somptueuses et sa vision du monde féroce (mais juste) mérite qu'on y jette un œil et même deux.

La page 190 ! Fulgurante !


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Coïncidence. Jouannais évoque plusieurs fois le sinistre Lucien Rebatet, écrivain facho, auteur du best-seller de 1942, Les décombres. Ce même livre, retrouvé dans la bibliothèque de mes parents, j'avais commencé à le lire la veille ! Le papier d'époque est pire que jaune : brun, comme la chemise de l'auteur. Et comme prévu, c'est à gerber. L'âme nazie toute nue, avant que la défaite lui impose un slip. Une pensée brutale jusqu'au délire. Une obsession antisémite qui continue de me rester opaque.

Non, je ne lirai pas tout. Mais il est bon de plonger ne serait-ce qu'un doigt dans le purin, pour sentir ce que fut cette merde. Et essayer de la comprendre, pour mieux s'en défendre.


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Presque le même jour — coïncidence encore — deux pages du Monde sur Heidegger m'éclairent un peu. Dans son livre Heidegger, l'introduction du nazisme dans la philosophie (Albin Michel), Emmanuel Faye, prouvant une fois de plus que Heidegger fut nazi, cervelle et tripes, résume un texte édifiant d'icelui : le «peuple», pour exister, a besoin d'un ennemi ; s'il n'y en a pas, on le créera de toutes pièces... Faute de mieux, ils ont choisi les juifs.

À la page suivante, quelques jeunes philosophes heideggeriens français haussent les épaules : Heidegger n'a jamais été nazi, voyons. Ou alors il a vite reconnu sa petite erreur. La pensée du maître, l'un d'eux le démontre, est la plus anti-nazie qui soit. Et moi j'admire une fois de plus les fabuleux pouvoirs de la philosophie, capable de prouver tout et son contraire, de nier somptueusement l'évidence, de chercher la vérité ou de servir le mensonge, selon, telle une sainte qui pourrait aussi bien, sur commande, faire des passes.

D'après l'un desdits philosophes, il faudrait couper Heidegger en deux, en dissociant la personne (vilain nazi) de sa pensée (pure et sans tache). Une telle coupure m'apparaît comme une insulte à cette pensée, devenue un jeu abstrait, déconnecté du réel — mais je n'ai sans doute pas compris, n'étant pas bien malin.

Heidegger, lui, aurait-il apprécié ?

En tous cas il n'aurait pas moufté : après la défaite, le titan de la pensée s'est recroquevillé pendant trente ans jusqu'à sa mort. Comme quoi les surhommes de là-bas, pour finir, n'étaient pas moins lâches que nous.


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Catherine Henri enseigne le français dans un lycée parisien. Un professeur sentimental, tout frais paru chez P.O.L, et sous-titré «Carnet de notes», rassemble des chroniques données au Monde de l'éducation. Dire que si François Bon ne me l'avait pas signalé, j'aurais manqué ça !

Je doute que Professeur sentimental se vende beaucoup : il ne verse pas dans le gore façon TF1 ; il ne décrit pas une pétaudière soigneusement choisie pour horrifier le bon peuple, mais décrit fidèlement un lycée sans histoire — comme la plupart de nos lycées, désolé, chers téléspectateurs... Il manifeste une lucidité, une finesse, une humanité rares. Catherine Henri est sûrement un merveilleux prof et je serais heureux d'aller m'asseoir dans sa classe, moi qui jadis, au lycée Claude-Bernard, en seconde puis en première, dus me farcir des profs de français nuls.

Ses portraits d'élèves sont de petits bijoux. Ce qui me gêne un brin, parfois, c'est qu'elle dépeint les jeunes comme des êtres lointains, secrets, une espèce de tribu exotique. Alors que je les sens plutôt proches... De mon époque jusqu'à celle-ci, me semble-t-il, rien d'essentiel n'a changé, portables et internet mis à part. Et puis je sens ma collègue un peu trop sur la défensive, culpabilisée, blessée. La perte de prestige du prof : ah bon ? Rien remarqué. Et je m'en fous. Même si je me sentais méprisé par les beaufs, je n'en serais pas moins fier de mon métier, et joyeux d'y aller le matin.

Ce bémol ne m'empêchera pas de m'offrir dare-dare le premier tome de la série, De Marivaux et du Loft, et de recommander chaudement le tout à mes chers collègues — j'en trouverai bien quelques uns qui lisent...


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«Mieux vaut périr de la main d'un imbécile que de recevoir un compliment de sa part.»

Cette phrase de Tchekhov qui me met en joie, je ne la dédie surtout pas à la gentille élève ci-dessous (mes élèves m'aideraient plutôt à vivre), mais à certain sinistre visiteur, brièvement apparu dans les mêmes lieux... Les volkonautes assidus comprendront.


En saignant...
Chèvres, Mardi gras 2005.

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Lors de récentes manifs lycéennes, les forces de l'ordre ont laissé des bandes de voyous tabasser les jeunes manifestants sans réagir ; quelques jours plus tard, ils ont cogné les mêmes jeunes à leur tour. Faut-il pousser naïvement les hauts cris ? S'étonner que certains flics trouvent sympa des types dans leur genre, munis pour tout diplôme d'un CAP de baston, plutôt que les sales petits intellos qui voudraient s'en sortir par l'étude ?

Ces épanchements policiers vous ont un insinuant parfum de gaullisme années 60 — même si notre époque, pour l'instant, est moins brutale, et Villepin-le-Poëte un peu plus soft, sans doute, que Marcellin ou Papon.

Ne rêvons pas : les CRS, comme les diamants, sont éternels.

La police ? Aussi nécessaire, à jamais — et aussi vite sale — que les chiottes.


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Une affiche révoltante s'étalait sur nos murs : une parodie de Sainte Cène où les rôles des apôtres et du Christ étaient tenus — on ne respecte plus rien — par des femmes ! Par des êtres impurs ! L'Église de France, horrifiée, a sommé la Justice d'interdire ce blasphème, et notre Justice a obtempéré. Seulement voilà : tout à leurs fulminations, nos évêques ont négligé un instant leur mission cruciale : prier jour et nuit pour la santé du Pape. Résultat : le Saint-Père a clamsé, comme un comateux qu'on débranche. Ô fatale incurie !

À moins que ce ne soit la vue de la funeste image qui ait achevé le Souverain Pontife ?


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Une autre pub, celle-là plus chanceuse : on tombe dessus partout. Un stade de football ou de rugby à Londres, pendant un match. Un homme et une femme courent sur la pelouse, nous tournant le dos, nus, bras levés : se mettre nus, dirait-on, est la plus éclatante des victoires. Un policier s'élance pour les arrêter ; panique sur son visage ; son uniforme sombre est couvert d'un coupe-vent jaune vif de marin, comme s'il était moins le défenseur de la loi qu'un sauveteur, comme si ce couple était dangereux, sans doute, mais surtout en danger. Image superbe, jouissive, drôle. Et amère au fond. Quoi qu'on dise, le sexe fait et fera toujours peur. Le triomphe du sexe : une ivresse d'un instant avant la retombée de la chape de plomb. Dans un instant on roulera les deux présomptueux dans une couverture. On les traînera chez les flics ou les fous.

Puritains de merde, vous braillerez toujours le plus fort. Mais ne comptez pas sur ma voix dans votre lugubre chorale.


Joies fugitives

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JP Superstar est donc monté au ciel. Grâce à des amis haut placés, nous sommes en mesure de raconter la scène. Dieu le Père a plutôt bien reçu le nouveau, louant son énergie, son courage, son prodigieux sens médiatique ; il lui a juste reproché une certaine mollesse doctrinale question quéquette, capote, avortement. Pie XII était meilleur, a-t-il dit. Là-dessus Dieu le Fils a froncé le sourcil, mais sans piper mot. Le Saint-Esprit voletait autour d'eux en roucoulant.

(Jésus, tu es un brave petit, mais quand oseras-tu dire à ton Vieux qu'il est bon pour la casse ?)

Et à présent, chers frères, très chères sœurs, croyants ou mécréants, souhaitons une looongue vie au successeur : la mort d'un pape est une trop rude épreuve, pendant des jours, pour qui doit subir les médias. Ce déluge de larmes idiotes (ou hypocrites ?) a quelque chose d'obscène. Pourquoi pleurent-ils, grands dieux ? Un vieil homme a cessé de souffrir, un vieux réac fait une sortie triomphale, on l'accueille en fanfare là-haut et il faudrait le plaindre ?

Ils y croient vraiment, à leur paradis ?


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Il n'y a pas que des mauvaises raisons de voter non au référendum sur l'Europe. La constitution proposée ne suscite l'allégresse, j'imagine, que chez son libéral auteur. Une partie de la gauche préfère donc attendre un projet parfaitement conforme à ses vœux. Bon courage, camarades.

D'autres gens de gauche, guère plus emballés, diront pourtant oui, sachant que leur refus, qu'ils le veuillent ou non, serait perçu comme un non à l'Europe. Et que serait-ce d'autre ? Ce qui rapproche les hétéroclites partisans du non, de quelque bord qu'ils soient, n'est-ce pas une même peur du grand élargissement — une angoisse d'enfants, de petits nains qui ne veulent pas grandir ?

Ah ! qu'on est bien dans notre hexagone riquiqui, dans ce douillet refuge où les Buffet, les Mégret, les Laguillier, les de Villiers agitent leurs vieux hochets en bavouillant leurs chansonnettes poussives.


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En juin, les âmes sensibles éviteront volkovitch.com, ou du moins les révélations sur le sexe en Grèce (ELLE, MA GRÈCE) et la consternante rubrique EROTICA (deuxième partie). Elles pourront lire sans rougir, en revanche, la page d'une infinie délicatesse consacrée aux dessous des lycéennes — à défaut de celle où s'éclate la redoutable bande à Fei-Bi (ÉLÈVES, dans MES ÉCOLES). On verra aussi le Traducteur assailli par une de ses auteures... On goûtera l'entêtante sensualité du son [an]... Chaud, chaud, juin sera chaud !









HOROSCOPE


GÉMEAUX du 22 mai au 21 juin

L'accord entre Mars et Vénus dope votre pouvoir de séduction. C'est le moment de vivre avec un(e) jeune écrivain(e) une belle aventure de quelques centaines de pages qui changera peut-être votre vie. Offrez des fleurs à madame votre libraire ou sa vendeuse, elle vous montrera ce qu'elle a de meilleur. Acceptez les cadeaux des Sagittaires. En sortant du Luxembourg, reprenez vos esprits. Faites une halte — finie la gaudriole — à la librairie José Corti, ce havre de sérénité (11 rue Médicis 75006 Paris, tél. 01 43 26 63 00). Vous n'y trouverez rien de futile : ce temple de l'esprit n'est ouvert qu'aux ouvrages agréés par la maison. On acceptera de vous les vendre, si vous avez l'air sérieux.


GÉMEAUX
Dessin : Fei-Bi Chen.

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