L'an dernier à S***, au colloque, mes confrères en écriture, de vrais écrivains, eux, sont allés faire la tournée des bars, dont l'aube blême les vit sortir passablement noircis. Moi, couché à minuit. D'un côté, les grands frères déconneurs ; de l'autre, le pauvre enfant sage. Et c'est moi qui ne fais pas sérieux... Écrire sans alcool ! sans tabac non plus ! Il y a de ces moments accablants où mon jus d'orange a un goût de pipi de chat.
Même sentiment à la lecture de Tigre en papier du même Rolin (Olivier). Devant un tel bouquin, je fais gamin pâlot — et je ne suis pas le seul. Rares sont les livres qui m'ont donné à ce point, ces derniers temps, le frisson sacré. Quelle invention, quel souffle, quelle rage ! On en sort moulu. Il y a là un sens du désastre, un génie de l'imprécation à la Céline — mais Rolin, lui, ce qui change tout, ne s'oublie pas dans ses sarcasmes, il est surtout en guerre avec lui-même, et l'agacement qu'il m'inspire parfois, dans certaines pages assez vieux réac, m'apparaît comme l'inévitable revers de cette passion d'écorché vif.
Un bouquin brutal et subtil, irritant et sympa : le portrait craché de son auteur. Ce n'est pas la première fois que cela m'arrive, n'en déplaise à Proust. Faudra-t-il réhabiliter Sainte-Beuve ?
Tigre en papier évoque l'après-68. Il n'y en a pas eu tellement, tout compte fait, de livres sur cette époque-là. L'énigme demeure : cette courte folie d'une partie des meilleurs esprits d'alors, merveilleuse et lamentable (ou l'inverse), comment fut-elle possible ?
J'ai passé ma maîtrise en 69 à Paris VII, la fac progressiste. Mon prof, Louis Saint-Clair, dont j'appréciais fort les cours, était marxiste, comme il se devait ; ses yeux brillaient quand on parlait de Cuba ; il nous déclara un jour que Camus était un sale bourgeois et La peste un livre infâme — voyez ce qu'il propose pour améliorer le sort de l'humanité : des piqûres ! Il prononçait ce mot, piqûres, avec le plus violent mépris. Lui-même, bien sûr, allait changer le monde. Lui, c'était un homme ! Pas une infirmière !
Vingt-cinq ans plus tard j'ai retrouvé Saint-Clair au même endroit : j'enseignais à Paris VII, il y terminait doucement sa carrière. Je suis allé lui parler, il m'avait oublié ; je suppose qu'il avait oublié aussi La peste. Pas cherché à vérifier. J'étais soudain frappé de pitié ; blessé à retardement par le naufrage d'illusions grandioses qui n'avaient même pas été les miennes ; pris d'une tristesse dont lui-même était sans doute guéri depuis trop longtemps pour s'en souvenir. Mais chut... Je m'en serais voulu de rappeler ces malheureuses piqûres au quasi retraité, qui sera si heureux, bientôt, que les infirmières lui trouent les fesses pour prolonger un peu ses vieux jours.
(Journal infime, 2002)
Dessin de Bercovici. |
(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°21 en mai 2005)