NERVAL À ROMAINVILLE


Je ne connais pas l'auteur, un certain Paul Louis Rossi. On le voit sur les photos du livre, un gros, l'air plutôt satisfait. Tartignoles, ces photos. Rien qui confirme la magie du titre : Les nuits de Romainville. Le texte ? Ça démarre sans sujet annoncé, se poursuit sans plan visible, promenades, choses vues, poèmes, chansons, récits de rêves, lectures, figures d'écrivains, de Lautréamont à Restif en passant par Théophile, coins secrets, jardins, château fantôme... Un livre-somnambule, en détours et fausses pistes, on prend son temps, ça patauge un peu, ça repart, ça retombe. Presque réussi. Un peu raté. Pourtant j'emboîte le pas : tout cela va quelque part, toute cette limaille est aimantée, cette errance indécise a un nord : Romainville, ci-devant petit bois fleuri, englouti par la banlieue, où l'on vient chercher quelques traces infimes de l'âge d'or ; où grâce au très érudit M. Rossi, je croise le chemin d'une ombre bien-aimée : Gérard Labrunie, dit Nerval.

Il passait par là, semble-t-il, à pied, pour aller dans le Valois. Il ne m'en faut pas plus pour illuminer une ville ou un livre. Tout ce qui touche à Nerval a pour moi la pureté de cristal un peu tremblée de ses récits, d'Aurélia surtout, cette merveille, cette étoile polaire dans mon ciel ; son auteur, ce voyant traversé par le génie, ce pauvre malade, est devenu un guide, un ami — qu'il me pardonne l'audace —, et tout compte fait je ne vois pas de meilleur tempo pour le suivre que le pas erratique, tranquillement égaré de mon collègue Rossi.

Les grands livres filent à toute allure, accroche-toi si tu peux. Ce petit bouquin-là roule tout doux, tournicote, ralentit parfois pour m'attendre, me tendant ici ou là une phrase malhabile ou bâclée, comme pour me dire de la refaire, de me mettre aux commandes un instant. Les grands livres sont pleins à craquer ; d'autres plus mous, plus vides, nous gagnent par leurs faiblesses elles-mêmes ; dans leurs creux on s'insinue, on s'installe comme chez soi ; on les complète, les tire, les pousse, on sue ensemble, on ne sait plus où l'on finit, où l'autre commence. On s'est fait bouffer.

Au fait, n'ai-je pas moi-même publié un livre placé sous le signe de la banlieue ? Avec des images ? Des photos où l'auteur se montre — une seule fois, minuscule et de dos, il est vrai ? Un livre fait de petits morceaux ? Une quête inachevée, imparfaite (livre-banlieue, et non livre-capitale) ? Ne suis-je pas en train, ici encore, de chercher à tâtons ma voie, zigzags et colin-maillard ? Si je me montre un peu rude avec ces Nuits de Romainville, n'est-ce pas pour avoir cru qu'elles allaient me montrer le chemin jusqu'au Secret, avant de me larguer soudain dans ses faubourgs ?


(Journal infime, 2001)



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(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°20 en avril 2005)