Je cours, je pédale, j'ai tendance à dédaigner la marche et j'ai tort. C'est un autre mode de connaissance. Seul ce mouvement presque arrêté, entre film au ralenti et photo, donne aux lieux le temps de se déposer en nous, de nous imprégner jusqu'à nous fondre en eux. Je ne pars jamais en balade sans penser aux menues trouvailles qui m'attendent, même dans des lieux connus par cœur. Je joue à croire qu'il existe un chemin parfait et je le cherche, variant à chaque fois un peu mon parcours, comme on récrit sans fin une phrase, comme on essaie une à une les combinaisons d'un coffre-fort. J'ai calculé qu'en me limitant au territoire de Sèvres (ville et forêt) et à trois quarts d'heure de marche, je pourrais me promener tous les jours jusqu'à ma mort sans épuiser toutes les variantes possibles.
Ces derniers temps je me concentre sur un lieu : le Rond de la Broussaille, dans le Parc, juste au-dessus des dernières maisons. Rien de remarquable à première vue : autour d'une vague pelouse, un cercle de grands arbres déplumés par l'hiver et la fameuse tempête, rideau usé jusqu'à la corde, laissant voir la ville en contrebas.
Là-haut, tout près et très loin, ce lieu désert dès la nuit tombante m'attend, offert à moi sur un plateau. Il me parle, ou plutôt c'est moi qui dois le faire parler, le faire bouger en bougeant moi-même, tournant autour de lui, comme on pousse une roue géante. Je marche avec lenteur sur un goudron délicieusement défoncé et les arbres défilent, réduits à leurs lignes d'un noir d'encre, même taille, formes voisines, variations sur un thème, brouillons successifs. Sur la colline d'en face, qu'on voyait encore tout à l'heure, arrondie comme par la courbure de la terre, les bois de Meudon se mêlent à la nuit. Les lumières des maisons plus bas, loin de me rapprocher du monde, m'en éloignent : je marche sur la ville entre ciel et terre, dans une forêt — comme on dit des jardins — suspendue. Le ciel est là plus proche qu'ailleurs, et parfois semé d'étoiles ; les voit-on encore de chez moi ?
Cinéaste, j'y tournerais un film de science-fiction ; des extra-terrestres égarés y sortiraient d'un vieux vaisseau à bout de souffle ; inventeur, c'est là que je décollerais, du centre de la pelouse, sur un engin bricolé, fragile, incongru comme le fantacoptère des aventures de Spirou. J'ai rarement rencontré une telle alliance d'immense et de petitesse. Il m'est arrivé de m'y sentir léger, de m'envoler sur mes pensées, puis de sourire en me voyant de là-haut si menu, dérisoire, comme ce personnage de Sempé dans Insondables mystères qui s'écrie, seul dans son jardinet de banlieue : Je cherche un ailleurs, mais pas trop loin d'ici...
(Journal infime, 2002)
Parc de Saint-Cloud, tout près du ciel... |
(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°20 en avril 2005)