AYMÉ-BRASILLACH


Dans la bibliothèque de mes parents il y avait tout Marcel Aymé ou presque, sur le papier infâme, jaune de naissance, des années 40. Vers 1960 j'ai un peu feuilleté ses livres, à la recherche des passages cochons. Vingt ans plus tard, j'ai aimé La vouivre et surtout Uranus. Aujourd'hui je butine dans les trois tomes de la Pléiade, en commençant par Travelingue et les nouvelles du Vin de Paris.

Je voudrais être conquis, par piété filiale, par fidélité aussi à moi-même, à l'image mythique formée dans l'adolescence : Marcel Aymé, prince des conteurs. Je vais de trouvailles jouissives en passages fabuleux, mon bonheur est presque total. D'où vient cette gêne légère ?

D'abord, Aymé ne sait pas s'arrêter. Il y a dans Travelingue un personnage de petit coiffeur qui est le conseiller secret de tous les dirigeants du pays. Ils se bousculent chez lui et le bonhomme les éclaire avec le plus grand sérieux, quoique en toute humilité, comme si son talent était la chose la plus naturelle. Sa brève apparition est prodigieuse, parfaite. Puis, tout à la fin, le revoilà, il a une grande tirade, plus longue, plus riche encore, morceau de bravoure, bouquet final — oui, mais il y en a trop. Juste assez trop pour que la mayonnaise tourne.

Son regard, lui aussi, me cause un malaise diffus. Ce rien de froideur, de noirceur. Tout cela manque d'amour. Je n'en fais pas une question de morale, mais d'efficacité. C'est en aimant ses personnages, ou en s'identifiant à eux, qu'on les fait vivre. Marcel Aymé reste un peu à l'écart. Vaguement méprisant. Résultat : ses créatures, qui d'abord semblent vivantes, sont au bord de virer à la marionnette. Tout le contraire des romans de Queneau, où des pantins acquièrent soudain, on ne sait comment, une humanité qui me bouleverse.

D'accord, c'est trop injuste de comparer avec ce qu'il y eut de mieux dans le genre à l'époque, avec ce qui en reste aujourd'hui de plus éclatant, et substantiel. (Comment les romans de Queneau ont-ils pu passer alors inaperçus !) Il faut plutôt lire Aymé juste après Brasillach, dont je viens de finir Les sept couleurs ; lequel, toute considération politique mise à part, ne m'a pas semblé nul, non, mais vieillot, convenu — artistiquement mort.

Dans ce roman de Brasillach il y a quelques pages éclairantes — les meilleures du bouquin sans doute — sur la fascination du nazisme. Elles aident à mieux saisir ce que les caricatures, si bien intentionnées fussent-elles, ont parfois brouillé. Comment bien combattre ce qu'on n'a pas compris, senti ? Mais cette Europe de l'avant-guerre a beau m'intéresser, elle fait pour moi partie du passé lointain, de la grande Histoire, même si je ne suis né que dix ans après ; tandis que l'Occupation vue par Aymé me fascine comme un presque présent.

C'est la période qui précède ma naissance — moment mystérieux entre tous, à la fois proche et lointain, comme l'autre rive d'un fleuve. Et ce mystère est décuplé, pour ceux de ma génération, par le marasme de ce temps-là : l'Occupation pour nous est sombre comme une éclipse, comme les limbes ; il s'y passe bien des choses et en même temps il ne se passe rien. Entre chien et loup, entre guerre et non-guerre. On n'est pas mort, pas bien vivant non plus. On attend d'exister.

Mes parents se sont mariés en août 42, au milieu de ce néant. Comme beaucoup d'autres, ils n'ont rien fait d'abominable ou d'admirable, mais le seul fait d'être passés par là les a marqués d'un sceau, d'une huile sainte. Ma génération à moi — privilégiée ? déshéritée ? — n'a rien vécu de tel. Sans cette épreuve du feu (ou plutôt de la cendre) nous sommes restés gamins, puceaux. Mai 68 ? Un tour de manège. Notre âge bientôt respectable, l'apparence de maturité qu'il nous prête, dissimule un peu l'imposture, mais on a beau faire, on finit toujours par se trahir, par laisser voir que ses diplômes, on les a eus sans examen.

Génération de pasteurisés ! nous insulta un jour un de nos profs, ce qui nous indigna. Tout compte fait tu as touché juste, vieux con.


(Journal infime, 2002)


La traversée de Paris
La traversée de Paris, film d'après Marcel Aymé.


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(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°19 en mars 2005)