VISAGES BIENFAISANTS


La mémoire se moque du monde. Ces derniers temps elle m'a plusieurs fois ramené Jacques Alzer, et me tanne pour que je parle de lui. Moi je le connais à peine, ce type. J'ai dû le voir deux fois, dans les années 60. La première chez Patrice, à une boum, l'une des rares où je me sois traîné. Jacques Alzer était ce brun à lunettes souriant dont Patrice m'avait chanté les louanges : premier de la classe mais pas bêcheur, gentil, drôle, emballant les filles et charmant leurs mères. Voyant les minettes lui tourner autour ce soir-là, et lui si plein d'aisance, je l'ai envié de toute mon âme — sans aigreur : on ne pouvait pas ne pas aimer Jacques Alzer.

Il étudiait au lycée de Sèvres — lycée pilote, expérimental, l'un des très rares lycées mixtes avant 68, dont je rêvais comme d'un paradis. On s'y épanouissait dans une ambiance bon enfant. Il y avait là toute une bande de surdoués rigolos, dont Pascal Quignard et le futur acteur Xavier Gélin, dans la même classe que Patrice et Jacques. Moi, je n'étais pas au club. Mes parents m'avaient collé ailleurs, pour m'éloigner des filles — avec un éclatant succès.

Je n'ai revu le brillant jeune homme que deux ou trois ans plus tard, un soir dans le bus. Il ne m'a pas reconnu — avait-il seulement remarqué, chez Patrice, l'ombre à quoi je me réduisais ? Cette fois, l'ombre c'était lui. Devant son air crevé, défait, son visage rond devenu un peu gras, terreux, éteint, j'eus le cœur serré. J'avais besoin de croire à la splendeur de Jacques Alzer, à son triomphe durable et sans éclipse. Là, un symbole s'écroulait. Les demi-dieux souffraient donc aussi ? Les gens de mon âge pouvaient vieillir ?

Trente ans après je suis revenu à Sèvres. Son lycée légendaire, j'y suis entré sur le tard — revanche inespérée, à savourer jusqu'au cercueil. L'an dernier en première, cette année en terminale, j'ai eu Fanny Rivière pour élève. Fanny Rivière, un rêve incarné : première de la classe, gentille, sérieuse mais souriante, un beau regard attentif, de ceux qui vous soutiennent jour après jour, vous donnent courage et bonne humeur. Je crois que si j'ai repensé à Jacques ces derniers temps, c'est à cause de Fanny. Elle est pour moi sa réincarnation. Je parie qu'il était délégué de classe, comme elle. Et même si le lycée n'occupait pas les mêmes bâtiments à l'époque, cela ne me gêne pas pour imaginer Jacques assis parmi les potaches d'aujourd'hui, dans ma propre classe. Je me donnerais du mal, l'observant du coin de l'œil, pour lui arracher un sourire. Il ne mépriserait pas mes blagues vaseuses. Il me taquinerait finement — comme Fanny osait le faire à la fin, juste un peu, rosissant de son audace.

S'ils me lisaient, tous les deux, ils seraient bien surpris d'exister encore pour moi ! Mais faut-il souhaiter qu'ils sachent ? Je me dis que si nous pouvons ainsi cacher notre tendresse, il y a sans doute au même instant des gens qui pensent à nous sans l'avouer. Pas très tangible, d'accord ; mais je plains les enfants gâtés qu'une telle pensée ne réchauffe pas.

L'an prochain, plus de Fanny. Elle me manquera. Dans la foule des nouveaux visages, tous uniques mais sans l'être jamais tout à fait, car ceux d'aujourd'hui, de plus en plus, dans le capharnaüm de la mémoire, se mêlent et se confondent à ceux d'hier, je les guetterai tous deux, Jacques et Fanny, sous d'autres bouilles, d'autres minois.


(Journal infime, 2002)



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(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°19 en mars 2005)